Le Traversier, Revue Littéraire
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Premier Prix 2022 "Chasseurs d’odeurs" de Régine Ghirardi

Texte proposé par Régine Ghirardi

L’île revêt chaque jour de nouveaux habits et poursuit son défilé printanier. Il est neuf heures. Nous enfourchons nos vélos en direction de « l’aiguille », petite route à lacets cheminant entre les marais. De chaque côté s’étalent à perte de vue des champs d’herbes folles et de buissons jaunes aux parfums de miel. Quelques arbres courts et rabougris cherchent une place parmi ce décor, donnant à l’ensemble des allures de steppes africaines. On s’attend à voir surgir une ou deux girafes et à percevoir le rugissement d’un lion.
Le contraste du bleu des salines et des herbes dorées est stupéfiant. Nos rétines sont saturées de couleurs. Tout est silence et paix. Le monde est là, concentration de vastitude. Telle une caresse, l’air tiède nous enveloppe et la chaleur du soleil commence à picoter nos mollets.
Sur les bas-côtés, chardons hérissés, roseaux et mauvaises herbes altières côtoient les plumeaux verts des fenouils qui nous saoulent de leurs signaux anisés. Des touffes d’orties en liberté exhibent fièrement d’impressionnantes sommités vert foncé, semblables à des plants de cannabis. Tout ce beau monde nous salue, heureux d’être autorisé à vivre et fier d’être vu…
Parmi ces immenses étendues sauvages, paissent tranquillement des vaches au pelage taupe ou chocolat, soyeux comme un velours ras. Quelques-unes s’abreuvent à l’eau des marais. Certaines sont allongées dans l’herbe et se délectent des rayons dorés du soleil matinal. Des veaux suivent les pas lents de leurs mères. D’autres les tètent. De leurs grands yeux doux, elles nous observent passer.
Chaque tour de roue voit s’envoler des aigrettes, des oies sauvages et des martins-pêcheurs, momentanément troublés dans leur quête de nourriture. Tout est tellement paisible que s’en devient irréel. Dieu est sûrement caché quelque part derrière les arbustes et nous baigne dans sa lumière créatrice.
Plus loin, un couple de cygnes et ses petits glissent majestueusement sur l’eau. Sur la berge, des canards au col bleu lapis-lazuli se pavanent. Au même moment, hérons et cigognes passent devant nous. Ces immenses oiseaux blancs se découpant sur le ciel bleu cobalt m’évoquent l’image de voiliers sillonnant la mer.
Dans des mares vert émeraude parsemées de minuscules fleurs blanches, croassent des familles de grenouilles. Partout des insectes bruissent et virevoltent sans répit autour des fleurs sauvages. Des papillons multicolores s’affolent et s’envolent. Là, un lapin s’arrête et nous fixe, surpris de nous voir. D’une cabriole, il fait volte-face et court vers le fourré le plus proche, dévoilant à nos yeux la fourrure blanche de son popotin. Ici, dans un effort ultime, un ragondin aux moustaches démesurées abandonne la berge et se laisse glisser lascivement dans l’eau.
Pas une seule habitation ! Nous sommes hors du temps, projetés dans un tableau pastoral.
Nous quittons la route de l’aiguille et continuons notre traversée de l’île, en roulant dans un champ de blé envahi de coquelicots. Le blé doré nous tire sa révérence, courbant ses épis au gré de la brise. Sans pudeur, son ami le coquelicot soulève les jupons cramoisis de ses pétales. J’ai du rouge plein les yeux.
Nous passons un pont construit en lattes de bois. Il enjambe un fossé rempli d’eau d’où jaillit une multitude d’iris jaunes. Comme souvent, des mots malicieux s’invitent dans ma tête. Je les laisse faire : « Des croissants croassent, des crapauds crapotent et des grillons grillent... »
Les roues de nos vélos crissent en s’engageant sur les lattes, produisant un petit cliquetis à chaque planche franchie. J’adore ce bruit. Nous entrons dans une clairière et traversons une allée de sous-bois. Les parfums se déchaînent. Une forte odeur de chocolat blanc nous parvient des troènes. Plus loin, les acacias nous inondent d’une délicieuse senteur de miel. Des églantines sauvages s’enroulent et s’agrippent aux arbres, déversant en cascade des milliers de petites roses à quatre pétales dont la fragrance m’évoque le lait de toilette pour bébé. Les effluves s’accélèrent et s’enchaînent. Ici, une odeur d’artichaut cuit ! Là, celle du gin-tonic ! À présent, l’odeur d’une tarte aux pommes dont la pâte manquerait de cuisson ! Quelques tours de roue plus tard, notre nez nous annonce la présence de figuiers que nous cherchons du regard et, bien sûr, nous les trouvons. Cette senteur un peu fade, verte et laiteuse m’enivre.
Nous quittons le sous-bois et entrons dans d’immenses parcelles de vigne ! Sans crier gare, amplifié par la chaleur du soleil, surgit le parfum acide et noueux des pieds de vigne. Cette odeur pétillante me fait penser à de la rhubarbe qu’on épluche.
Sur les bas-côtés, de la vigne américaine sauvage court et recouvre les buissons épineux des fossés. Les feuilles me supplient, coquines, de les farcir de chèvre frais, de menthe et de pignons de pins… je les imagine déjà brillantes d’huile d’olive et, je salive.
Nous sortons des vignes et prenons un sentier qui se dirige vers la mer. D’ici nous ne la voyons pas encore.
Nous venons de traverser l’île d’est en ouest, seuls… Tout est concentré sur cette petite surface cernée par la mer. Terre magique et lumineuse. L’île aux parfums, comme disait Pierre Loti.
Le cœur en liesse, j’appuie sur mes pédales, lorsque soudain, portée par une légère brise, l’odeur salée et iodée de l’océan parvient jusqu’à nous.
Au détour d’un virage, la mer surgit de nulle part, bleue, majestueuse, tumultueuse, bruyante ! Je reçois ce tableau en pleine face. J’ai du mal à comprendre ce qui m’arrive. J’éclate en sanglots. Je suis obligée de m’arrêter, car les larmes m’empêchent de voir la route. Je pleure alors tout mon compte, bouleversée par trop de beauté. Je me sens minuscule. Je tremble de tous mes membres, remerciant je ne sais qui pour tous ces cadeaux. Marc stoppe son vélo et s’approche de moi. Il connaît la déflagration que me procurent un cœur qui déborde de reconnaissance et un trop plein de joie qui inonde les veines.
Sans un mot, il me prend dans ses bras. Il sait… Il me serre. Il me berce. J’enfouis ma tête dans son cou. Je hume son parfum. Il est mon île à moi.

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