Le Traversier, Revue Littéraire
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Troisième prix Concours 2021 "Ti do del tu" de P.E. Cayral

Texte proposé par P.E. Cayral

Ti do del tu ? Autrement dit : je te tutoie ? Avec le tu qui se prononce tou. Ou, traduit littéralement : je te donne du tu ? C’est la question qui vient lorsque deux Italiens s’interpellent pour la première fois. Le vouvoiement est pour eux trop poli : il instaure un rapport déférent. Il faut dire que vous se dit elle en italien, comme dans le vieux français de domestique aux matins de ma mère : Madame a-t-elle bien dormi ? Madame veut-elle que je réveille Dominique ?

Alors, quand, du haut de mes 8 ans, mon ami Luchino décida de me surnommer Tido del Tu dès son arrivée à l’école, je me suis laissé faire. Émigrée d’Italie par un col de montagne, ruinée par la fuite et les nuits de tempête, sa famille allait apprendre le français par le bas de l’échelle. À son arrivée à l’école, c’est à côté de moi qu’il choisit de s’asseoir, jouant le tout pour le tout par un simple regard qui semblait me dire : accepte-moi s’il-te-plaît, moi l’étranger, sinon je suis perdu.

Dès sa première intervention devant la classe, le maître le corrigea : un bon coup de règle sur les doigts lui fit comprendre qu’il était hors de question qu’il lui donne du tu, même très gentiment, même avec un accent tout rempli de soleil et de Naples : en France, mon jeune ami, tu n’est pas tou, vois-tu ? C’est moi l’adulte qui te dit tu, c’est toi l’enfant qui me dit vous. Un point c’est tout.

Tido m’allait parfaitement : un diminutif de petit Dominique, un charme lumineux qui compensait ma taille de nain. Et del Tu prononcé del Tou résonnait comme un titre de noblesse. Grâce à lui, je m’éveillai enfin. Dans ma tête, je devins prince du jour au lendemain et cela changea tout : mieux, je me persuadai d’être le roi du Tou, et ce n’était pas rien ! Je pris de l’assurance, je traversais toute la cour content, dissipant les moqueries de mes camarades, peu à peu asservis sous mon autorité à présent tout à fait naturelle. D’un autre côté, je couvais Luchino comme un saint bienfaiteur : il était mon atout, avec son Lu qui se dit Lou, et me tirait vers le haut hors de mes turpitudes.

Il comptait aussi à mes yeux comme l’incarnation de mon Italie imaginaire, celle où mes artistes de parents avaient vécu si longtemps, et, disaient-ils, m’avaient conçu. Ils en avaient rapporté une quantité stupéfiante de bibelots et tableaux : depuis ses murs et ses meubles encombrés, notre maison exhibait un fatras de paysages transalpins où je m’inventais désormais des batailles et des victoires de fiefs. Luchino, lui, charriait dans son sillage à la fois les joutes de Venise, tous les drapeaux de Sienne se disputant la course, les tiares des kyrielles de Papes, et les crocs acérés de sa louve romaine. Me baptisant ainsi, il m’offrait ma renaissance à moi et mettait du sang bleu dans mes veines : grâce à lui, je prendrais mieux les armes pour guider mon royaume et serais son mécène !

Au fond du car, tout au long des trajets vers les sorties scolaires, la banquette matelassée nous servait de donjon. Côte à côte toujours, nous jouions à nous vouvoyer avec de grands airs et riions à gorge déployée, à grands coups de chansons fourre-tout, de fous rires et d’interminables hoquets. Les autres nous admettaient comme une paire à part : un pauvre rital flanqué d’un fou dangereux. Derrière les appuie-têtes, nous échappions à la surveillance du rétroviseur : dans des chuchotements de frères clandestins, nous échangions des cartes et autres plans d’attaque. À nous deux, nous serions une armée et nous materions la terre entière dans une vaste tuerie ! C’est à la gloire que donnerions du tu !

— Luchino… comme Visconti ? lui rétorqua ma mère quand elle lui tint la main pour la première fois.
— Oui… répondit-il dans un radieux sourire.
— Alors c’est que le roi n’est pas ton cousin ! poursuivit-elle.
Luchino ne comprit pas cette remarque. C’est plutôt moi qui répondis à sa place :
— Mais non, le roi est son ami, et c’est moi !

Ma mère s’étonna, mais il fut trop tard pour tout lui raconter : nous avions déjà filé en haut de l’escalier à la chasse aux fleurets. Nous allions faire le combat des héros qui s’adorent, de ceux qui, à chaque coup, font semblant de jouer leur va-tout, se tancent mal derrière les boucliers en poussant de grands cris, et dont les blessures grimaçantes ne sont que des rêves de douleur d’où le sang ne s’écoule jamais.

Ce jour-là, dans le car dont l’allure était vive, nous allions assister à un spectacle dans la cour d’un château : des acteurs déguisés en soldats s’y battraient à cheval. Au-dessus d’eux, de véritables rapaces tournoieraient en attendant leur proie. Déjà, nos yeux remplis de joie imaginaient la scène à l’écran de la vitre baignée par le soleil.

Quand le car percuta la batteuse arrêtée au milieu de la route, il fut précipité dans le ravin en tonneaux répétés. Luchino et moi nous retînmes l’un l’autre dans la tôle cabossée, le verre pilé et les gémissements.

— Tido ne me tue pas ! hurla-t-il en tombant, tant je le serrai fort.
Au bout de la course, dans le vacarme du klaxon qui ne s’arrêta plus et la fumée verdâtre qui brûlait nos poumons, la douleur me mordit de sa rage réelle. Le sang cette fois s’écoulait de nos têtes et non de nos légendes.
— Non ! n’aie pas peur mon Lou… Je ne te tuerai pas ! Moi, Tido del Tu, avec mon épée, je te protégerai !
Pourtant, dans l’instant suspendu du car enfin stoppé, je vis la mort s’approcher doucement pour lui baiser le front.
— Ti do del tu ? lui murmura-t-elle à l’oreille, en insistant sur tou.
— Tutoie-moi si tu veux ! lui souffla-t-il du tac au tac.
— C’est moi Tido del Tu ! hurlai-je en me précipitant sur elle. Tue-moi plutôt !
Elle me prit dans ses bras. M’offrit le temps de dire à mon ami :
— Oh mon Luchino ! Mon Lou ! Oh la complicité à jamais révélée ! Oh mon ami, toute mon Italie d’où je naquis peut-être… ne me quitte pas ! S’il-te-plaît, reste là contre moi…
mon tu… mon tout !

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