Le Traversier, Revue Littéraire
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Deuxième prix 2021 "Covid and co" de Patrick Uguen

Texte proposé par Patrick Uguen

Moi, au début, je le savais pas que j’étais déjà contagieux. Je l’ai pas fait exprès ; je savais même pas que j’étais malade ou infecté. C’est après, quand on m’a dit de quoi le grand-père était mort que j’ai fait le lien avec la fièvre que j‘ai eue le lendemain de ma visite à l’Ehpad. Il est parti en trois jours. Pouf, une quinte de toux. Chandelle éteinte. De la fièvre pour viande froide. C’est tellement rien, la vie et il était tellement vieux !
Bon débarras.
Parce que, l’Ehpad, ça coûte un bras. Par contre, lorsqu’on a prévenu les cas possiblement contacts pour qu’ils fassent attention, et qu’on a cherché l’origine de la contamination, j’ai fait celui qui se surveillerait et qui préviendrait au cas où, mais j’ai pas dit que je l’avais. Parce que dire, c’est se trahir et je voulais pas passer pour l’assassin de grand-père. Et puis, à quelques semaines d’une promotion, j’allais pas me mettre en quarantaine pour qu’un autre en profite. Alors, je me suis tu.
Il avait un maximum d’argent, le grand-père. En vous parlant comme ça, je passe pour un salaud vénal et froid mais faut pas vous leurrer : les autres ont pas longtemps pleuré quand ils ont entendu la somme qu’ils allaient hériter. Au final, cette mort, elle tombait bien pour tout le monde. D’ailleurs, ça tombe toujours bien pour tout le monde parce que les grabataires, alzheimers et autres parkinsons, à force, c’est fatigant… Au début, c’est beau parce qu’on est grand, soudain : les autres vous regardent avec des yeux compatissants et admiratifs. Des héros du quotidien ! Et puis l’habitude vient. Ne restent que les soucis et l’argent qui, avec un mal qui dure, se fait la malle. Alors, comme on a honte d’espérer que ça s’abrège, on enfouit sa pensée. Moi pas. Sans la revendiquer, j’en éprouve ni malaise ni scrupule. C’est la vie, c’est tout. Autant que la fin d’une existence sans perspectives améliore la vie des descendants. Ça sert à rien de la prolonger inutilement.
Longtemps j’ai cru être unique : le réfractaire, l’inhumain petit enfant, le sans cœur de la famille. Mais le jour des obsèques et, ensuite, le jour de l’héritage, Ô combien, entre les larmes, les hoquets des sanglots ressemblaient à des souffles de soulagements !
En me remémorant ces scènes, d’autres me sont venues : ces ribambelles d’enfants, jeunes ou grands, de familles, inondant les couloirs des Ehpad pour leur corvée du dimanche ou pour les fêtes officielles ; ces fins d’après-midis interminablement lentes, ennuyeuses et pesantes, ces rires de connivence et de faux reproches quand l’un des visiteurs, au sortir de la chambre, murmure le souhait, qu’il veut faire croire ironique ou d’humour noir, que l’autre émette au plus tôt son dernier hoquet.
Alors, je me suis dit que toute expérience est une opportunité que tout ce qui ne nous tue pas… nous enrichit. En plus, ces micro-sociétés ne sont pas taxées, voire même ont des aides de l’état ou des remises fiscales si elles travaillent pour la réinsertion. Et puis qu’on ne vienne pas me dire qu’au final, je ne rends pas service à l’économie. « Vieux pas mort, argent qui dort. » Du coup, je me suis lancé. Évidemment sur le K bis, je n’ai pas inscrit la véritable raison sociale de ma société. Je l’ai appelé « Passer le cap ». Aidez vos proches dans les moments difficiles par un accompagnement approprié. J’étais sûr de me faire une rapide clientèle. On a raison d’avoir foi en l’humanité : elle ne nous déçoit jamais ; il suffit juste de parier sur le bon espoir.
Comme je n’étais plus contagieux, il m’a fallu recruter. Des jeunes devant les stands de dépistage Covid ; des SDF parfois, pour justifier la réinsertion. Aucun critère autre qu’être infecté. La maladie, c’est pas raciste, ni sexiste. J’étais un patron exemplaire : la parité dans tous les domaines. Je leur laissais un numéro de portable prépayé, une cinquantaine d’euros. Le double s’ils m’envoyaient le résultat de leur dépistage. Et s’ils étaient positifs, deux cents autres pour deux heures de leurs temps. S’ils me demandaient pourquoi, j’émettais un vague projet de recherche : il suffit de placer les bons mots : « thèse », « recherche scientifique », « labo », « pasteur ». Un salmigondis et un peu d’argent ont suffi à convaincre la plupart.
Pour trouver des clients, j’ai arpenté les parkings de tous les Ehpad de la région. Je laissais ma propagande entre les essuie-glaces et les pare-brises des véhicules. Quand on me téléphonait, je sondais le client potentiel pour savoir si mon service l’intéressait. J’ai eu un certain écrémage. Mais je ne m’étais pas trompé : la covid devenait un marché en pleine expansion. Un bouillon de onze heures sans péril d’autopsie, inimputable, inoffensif, incertain certes – les résultats n’étaient pas garantis – mais, au vu des tarifs que je pratiquais, pour beaucoup, le bénéfice attendu valait le risque de la mise.
On se donnait rendez-vous sur le parking de la maison de retraite. Mon employé était présenté à l’accueil comme le petit-fils, la petite-fille, un, une amie... peu importait. Dans la chambre, on le laissait seul avec le vieux ou la vieille : il ôtait son masque, papotait quelques instants en tenant sa main, lui murmurait des choses, une bise de fin était la bienvenue. On se quittait sur le parking. Je récupérais ma mise, mon employée ses deux cents euros et la famille... je n’ai jamais voulu savoir. Quand ça marchait, comme pour nous, ça devait vraiment, vraiment valoir le coup.
Au début, j’ai craint l’anonymat, l’absence de visibilité. Difficile de faire de la pub et de se vanter sur les réseaux sociaux dans ce genre d’activité. Vos grands parents vous gênent ? En avril vos étrennes ? Contactez Passez le cap. Inconcevable. Mais rapidement, j’ai été rassuré. Vive le bouche à oreille. A peine deux contrats menés à leurs termes et je croulais sous les demandes. D’autant plus que je n’avais que des retours positifs. Autre avantage de mon activité : l’absence de réclamation. Personne n’osait se plaindre d’un échec ! A qui le dire ? A 60 millions de consommateurs ? Non, dans ma branche. Tout se tait. Autant les réussites que les échecs. Pas de service après-vente. Pas satisfait, pas remboursé.
2020 a été une grande année ! et 2021 s’annonçait encore meilleure car, avec le risque d’un vaccin, les familles se précipitaient pour accélérer le processus avant l’inoculé salut. Il ne s’agissait même plus des Ehpad, on réclamait mes services pour l’oncle, le père, la mère, le mari, l’épouse, l’enfant, le jeune ou le vieux : il suffisait qu’on soit cardiaque, cancéreux, insuffisant rénal, respiratoire… il suffisait que la maladie gêne, épuise pour que la tentation de la guérir en supprimant le malade soit trop forte. Je ne trouvais plus assez de monde. J’infectais les Sdf avec d’autres Sdf pour répondre à la demande.
Et puis, je l’ai re-eu. Je croyais pas ça possible. L’immunité, normalement, c’est pour longtemps. Mais non, pas avec la covid.
Chambre 19, sous oxygène, pas de visite. Y a peu d’espoir.
Ce qui m’exaspère le plus, c’est que je laisse tout à la concurrence.

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