Le Traversier, Revue Littéraire
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Premier Prix 2021 "Le journal de Lola" de Marc Darmon

Texte proposé par Marc Darmon

Maman chérie,

Ça y est, l’intrus a débarqué à la maison. A peine de retour de la maternité, l’autre me l’a collé dans les bras. Désolée je n’arrive pas à dire ma belle-mère. D’abord elle est pas ma mère et en plus elle est pas belle. Enfin, elle est pas mal quand même et bien plus jeune que Papa. Je n’arrive pas non plus à l’appeler par son prénom, Samantha (Papa l’appelle Sam, c’est ridicule), alors je ne l’appelle pas du tout.

« Lola, je te présente Lucas, ton petit frère », qu’elle a dit, fière comme si elle avait mis au monde le descendant de Toutankhamon. Je l’ai trouvé moche, rouge et tout fripé. Et en plus il sent le lait caillé. Et puis c’est pas mon petit frère, c’est qu’un « demi-petit frère ».

Depuis, à la maison, c’est visites non-stop. Et tout le monde de s’extasier devant le têtard. « Il a les yeux de sa mère. La bouche de son père. » Moi je trouve qu’il ressemble à un boxeur miniature qui aurait pris un KO.

Désormais il est le centre de l’univers. Est-ce qu’il a bien bu son biberon ? Est-ce qu’il a fait son rot ? Moi je n’existe plus. Même pour Papa. Finis les moments à deux le week-end sur la console de jeux ou le soir sur mes devoirs de maths. Peut-être pense-t-il déjà aux futures parties de foot endiablées qu’il fera avec son fils dans le jardin ?

En plus de ça, le gnome a pris ses quartiers dans la chambre à côté de la mienne et me réveille quatre fois par nuit. Bref, en l’espace d’un an, l’autre a déboulé dans ma vie, on a déménagé loin de toi et maintenant cette…chose vient empiéter sur mon espace vital.

L’autre jour, ils ont voulu m’apprendre à changer sa couche. « Il faudra bien que tu le changes quand on s’absentera et que tu en auras la garde. » Au secours ! Parce qu’en plus je vais faire la baby-sitter.

Chloé m’avait prévenue (tu sais je t’ai déjà parlé de Chloé, ma meilleure copine du collège). « Tu verras, ce sera le petit roi. Tu ne pourras plus écouter de la musique parce qu’il fait la sieste, regarder une série à la télé parce que c’est l’heure des dessins animés, et même il ira fouiner dans ta chambre en ton absence. Bien sûr il bénéficiera d’une impunité totale. »
Il faut dire que Chloé, elle sait de quoi elle parle. Depuis le divorce de ses parents, elle vit avec sa mère, son beau-père et deux demi-frères plus jeunes. « Prépare-toi à vivre un enfer », elle a dit.
Alors quand elle a décidé de quitter la maison et qu’elle m’a proposé de partir avec elle, j’ai dit d’accord. Elle a projeté de rejoindre son père qui est militaire en mission au Mali.
Chloé, elle a peur de rien. Et aussi, elle se maquille et a une sacrée poitrine. Alors que moi j’ai juste le droit de mettre du vernis à ongle et côté poitrine, on dirait deux œufs au plat. Et puis elle est débrouillarde. Elle a mémorisé le numéro de carte bancaire de sa mère et réservé deux places sur internet dans le TGV qui va à Marseille.
Une fois dans le train, je lui ai dit d’éteindre son téléphone portable parce que dans les séries télé, c’est comme ça que le FBI retrouve les fugitifs. « T’inquiète, elle a dit, en France on n’a pas le FBI. »
Pourtant ça n’a pas loupé, à la gare de Marseille les gendarmes nous attendaient. « Comment vous nous avez trouvées ? » a demandé Chloé à un des gendarmes, un grand costaud qui faisait deux fois sa taille et au moins trois fois mon poids.
« Téléphone mobile » a répondu Shrek avec l’air satisfait de celui qui viendrait de mettre fin à la cavale de Thelma et Louise.
« Tu vois, j’ai chuchoté à Chloé, ils ont bien une équipe du FBI dans la gendarmerie. »
On a passé plusieurs heures dans leurs locaux. C’était plutôt chouette. Ils étaient très sympas avec nous. Ils nous ont fait visiter les cellules et Chloé a même voulu essayer les menottes. Ils nous ont commandé des pizzas et puis Papa est arrivé. Devant les gendarmes il a pris un air sévère, il a remboursé les pizzas et on est partis. Mais avant de monter dans la voiture, il m’a serrée très fort dans ses bras.
Quand on est rentrés à la maison, Samantha aussi m’a embrassée et m’a dit qu’elle avait été très inquiète. Et elle a insisté auprès de Papa pour que je ne sois pas punie. Elle est pas si relou finalement.

Le lundi suivant au collège, Chloé et moi, on a été accueillies comme des stars. Entourées par les copines, il a fallu raconter et raconter encore. Les garçons sont venus aussi et Léo m’a parlé. Bon, il a surtout parlé à Chloé, mais il m’a regardée d’un air admiratif en souriant. Léo c’est un garçon de ma classe que j’aime bien, je t’en parlerai en live (enfin, de vive voix si tu préfères).

Sinon à la maison, ça va beaucoup mieux. Même avec Lulu (Lucas je l’appelle Lulu, ça fait enrager Samantha). Il est de plus en plus intéressant et j’aime bien jouer avec lui. Et puis il a changé, maintenant il est trop mignon.

Chloé dit qu’on doit entrer en résistance. Elle voudrait qu’on se fasse tatouer. J’ai dit « je suis pas trop sûre. » Ou alors peut-être deux L entrelacés, pour Lola et Léo. Oui, l’autre jour il m’a envoyé un sms avec un émoji cœur. Là on peut dire qu’on est ensemble, non ?

Ça y est, c’est enfin les vacances de printemps. Papa m’emmène chez Papy et Mamie où je vais passer quinze jours et je pourrai te voir. Je dormirai dans ton ancienne chambre, avec sur ton lit ton doudou préféré. Quand je le serre contre moi, je peux sentir ton odeur, même si Mamie dit que ce n’est pas possible vu qu’elle l’a lavé plusieurs fois.

Dans la voiture, durant le trajet, Papa m’a regardée du coin de l’œil. Il parle pas beaucoup Papa, tu le connais, mais il m’a dit : « Tu es de plus en plus jolie. C’est fou comme tu ressembles à ta mère. » J’ai vu qu’il avait les yeux humides. Tu sais, je crois qu’il t’aime toujours.

Avec mon argent de poche et aussi l’argent de Papa, on t’a acheté un énorme bouquet de fleurs en pot. On va te l’apporter avant que Papa me dépose. Je te promets de ne pas pleurer, même si je ne suis pas sûre d’y arriver. En tout cas, avec le bouquet, c’est sûr, ta tombe sera la plus belle du cimetière.

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