Il est tout devant ; derrière lui, ils sont au moins trente mille. Et pourtant, il n’y a presque pas de bruit. Juste la rumeur sourde et ténue de milliers de murmures. Une étrange atmosphère d’introspection et de connivence, d’enthousiasme et de gravité. Une solidarité inquiète et muette unit tacitement chaque coureur à ses inconnus voisins - on est si peu sûr ! On souffle dans ses mains, on piétine sur place. Comme les autres, il regarde sans cesse sa montre, égraine mentalement les secondes qui le séparent de ce nouveau départ. Des images surgissent d’un ancien compte à rebours. Bien qu’il l’attende depuis presque deux ans et qu’il le guette depuis une minute, le coup de feu le surprend.
Les premiers kilomètres défilent dans l’euphorie : les applaudissements de la foule, Paris ville ouverte à ses pas, le renouveau !
Au cinquième kilomètre, les poursuivants le rattrapent. Un galop qui enfle et se rapproche, noie dans sa rumeur le bruit de sa foulée, la seule qu’il entendait jusque-là. Sa course, maintenant, s’unit à la cadence des autres. Il se dilue dans la foule, redevient anonyme, indifférent. Il n’est plus qu’un coureur. Une identité enfin sans assignation. Depuis quand n’a-t-il plus ressenti cela ?
Il avance. Chaque kilomètre est une victoire comme s’il retissait mètre après mètre un canevas brûlé. Autour de lui, les coureurs plaisantent encore, discutent, s’interpellent. Pour l’instant la mécanique répond bien et la fatigue n’a pas poncé l’enthousiasme ou abrasé la confiance. On ne sera dans le dur que tout à l’heure, quand on se heurtera au mur.
Le mur ! On lui en avait parlé de ce redoutable passage à vide. Plus d’énergie, les muscles qui se raidissent, l’acide lactique en hausse et le moral en berne. Pour lui, il se dresse au trente-cinquième kilomètre. Soudain, le soleil semble de plomb et l’asphalte une glu pour se détacher de laquelle chaque pas réclame un terrible effort. Il titube presque. S’asseoir, juste s’asseoir. Boire de l’eau fraîche. Après tout, ça n’est qu’une course. Il ne parvient même plus à tenir ses bras lourds ; ses cuisses se tétanisent dans des crampes fulgurantes. Il suffirait qu’il s’arrête là. En coupant à droite, il peut rejoindre l’arrivée en quelques minutes et s’éviter une longue boucle épuisante et douloureuse. Personne ne lui en voudrait, il le sait. On le féliciterait même ! La consolation de l’empathie, il l’entend déjà : « C’est déjà bien ce que tu as fait ! » Mais il sait aussi qu’il en aurait honte. Dans sa bouche sèche monte le remugle amer de la déception et de la défaite. Même si son corps ne veut plus avancer, il doit tenir bon, être à la hauteur de tous ceux qui l’ont amené ci. Puiser dans cette manne intarissable du dévouement pour résister au renoncement. « Non, ce n’est pas qu’une course, ce n’est pas qu’une course ! » se répète-t-il à chaque pas. Un mantra : « Si tu t’arrêtes là, tu ne repartiras pas », « Allez, au moins jusqu’au prochain ravitaillement ». Il est à l’arrêt, une main sur le parapet. La Seine en contre-bas, coule et s’en fout. Les gens le regardent, l’encouragent, des inconnus lui proposent eau, massage ou soins improvisés. Toute une solidarité festive, anonyme, généreuse et spontanée. Les autres coureurs passent à côté de lui, le doublent avec une parole, un geste : « Allez, craque pas ! » « T’as fait le plus dur ! » « Plus que 7 ! » « Accroche-toi ! ». Un enfant observe interloqué ce bizarre échassier. Non, il n’a pas le droit. Alors, il se redresse, repart sous les applaudissements. Il n’écoute plus son corps. Il l’entendra plus tard, pas maintenant. D’abord, il boîte, puis marche, puis les sensations reviennent et il peut recourir. Alors, les derniers kilomètres défilent, il sait que c’est gagné. Il avance. Il ne s’arrêtera plus.
En passant la ligne, il se souvient d’il y a deux ans, un 15 août vers trois heures du matin, sur le périphérique. Pas de vent, quasiment pas de circulation : des conditions presque idéales pour battre le record mythique du « Prince noir » : 35 km en 11 minutes et 4 secondes sur une 1100 Suzuki. Le ciel chargé, lourd comme un couvercle, écrasait un air immobile et surchauffé au-dessus de Paris. Le goudron par endroit poissait, cela le ralentirait. En prévision, il avait choisi des pneus slicks, ceux pour la glisse parfaite. Le départ avait été donné Porte Dorée : il était accompagné de quelques copains et d’un juge pour le chrono. Il se rappelle la sueur collant sa peau à sa combinaison, le sang battant à ses tempes, le bruit de son cœur et les vrombissements du moteur et, au loin, du côté de Vincennes, quelques éclairs et des roulements de tonnerre. Un copain alluma la Go-pro qu’il avait installée sur son casque puis s’installa devant lui, fit le décompte avec ses doigts. « Trois, deux, un… » Il tapa sur son épaule. « Vas-y fonce ! ». Il passe la vitesse, tourne la poignée à fond. Un départ idéal, sans patinage. Une fusée. Presque personne sur le périph. Il slalome, fluide et facile, c’en est presque sensuel. Dans sa radio, il entend la voix de son copain. « C’est bon, garde le rythme, t’es dans les temps. » La vitesse le rafraîchit. Au bout de cinq minutes, il est déjà à Saint Ouen. Les premières gouttes s’écrasent sur la visière de son casque. Au-dessus de Paris, les nuages s’amoncellent. Il entend la rumeur des premiers éclairs. Porte Dauphine, il a quelques secondes de retard. Alors, il accélère encore. L’orage éclate. Une pluie drue, brutale, un rideau liquide qui l’aveugle soudain. Il voit trop tard les deux feux arrière d’une voiture devant lui. Il pile, la roue arrière chasse ; il glisse, une jambe coincée sous la moto. Derrière lui, des véhicules arrivent, l’évitent de justesse, mais un le percute ; il rebondit contre la rambarde, retourne sur la route, rebondit encore, un flipper tragique et démentiel.
Il s’est vu mort. On l’a ramené à la vie. Il a mis presque un an avant de pouvoir se tenir debout et quelques mois encore avant de remarcher. Des mois, immobile, allongé sur un lit, des mois où des mains étrangères ont manipulé son corps qu’il ne maîtrisait plus, des mois d’intromission, d’intimité disparue, d’enfermement dans la douleur et dans le désespoir. Des mois à n’avancer que poussé par d’autres. Et cette ligne franchie seul sous les applaudissements.
Il est exténué, courbatu et euphorique. 5h45, presque dernier.
La masse des coureurs agglutinés au stand de ravitaillement s’ouvre devant lui. On le félicite : « Respect ! Gars ! », « Champion ! » Puis, après le sas, enfin, il peut s’asseoir et retirer ses deux prothèses. Il sourit.