Le Traversier, Revue Littéraire
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Le bonzaï (revue33)

Texte proposé par Arlette Millard

À François et Véronique
Pour fêter nos trente ans de mariage, notre fille Véronique et François son mari, nous offrirent un bonzaï. L’intention était charmante et symbolique : ce bonzaï avait germé l’année de notre rencontre, sa durée serait pour notre couple le gage de longues années paisibles et heureuses.
Les coutumes des Japonais me sont plutôt étrangères. Quand je les vois torturer des arbres normaux pour les contraindre à ne prendre que quelques centimètres tous les cent ans, je me demande si leur désir n’est pas en réalité de réajuster la nature à leur petite taille. J’imaginais ce bonzaï qu’on aurait laissé croître librement, développer dans le jardin de superbes ramures pleines de sève ; sous son ombre, les après-midi d’été, les enfants auraient bu des orangeades bien fraîches et fait la sieste dans des chaises longues à raies vertes et blanches.
Mais c’était un petit arbre de trente ans qui en paraissait bien davantage. Il contractait ses racines tourmentées dans un bol de céramique bleue. Une notice bonzaïenne, épaisse et détaillée, accompagnait le cadeau. Je l’emportais le soir même pour le lire dans mon lit afin de connaître les soins à lui prodiguer.
Le mot prodiguer n’est pas trop fort ; avant de m’endormir sur l’ouvrage, j’avais eu le temps d’entrevoir l’énormité de la tâche. Élever un bonzaï n’était pas une mince affaire. Il fallait l’arroser d’eau d’Evian – alors que nous ne buvions que l’eau du robinet – enrichir la terre d’un engrais spécial dont on diluait les principes nourrissants dans un flacon gradué, pulvériser ses feuilles à espaces réguliers grâce à un appareil fabriqué à cet usage et dont il fallait faire l’acquisition : il se boucha dès la première semaine. Bref, un bonzaï demandait presque autant de soins qu’un nouveau-né, à cette différence qu’au lieu de le voir forcir et grandir, le but était de le garder le plus rabougri et le plus ratatiné possible.
Je m’attelais néanmoins à ces soins avec zèle et le bonzaï vécut huit ou dix mois d’assez bonne grâce. Il eut même de belles pousses, des feuilles de plus en plus grosses – chassez le naturel, il revient au galop même chez les Japonais – qui étaient en réalité des incongruités, des contre-sens bonzaïques.
Les feuilles du vieil arbre devinrent ternes et grisâtres et elles commencèrent à tomber. Les pulvérisations, les bains, les engrais, les bonnes paroles, les prières, rien n’y fit. Je le portai en urgence à la bonzaïeuse la plus renommée de la ville. Son diagnostic fut que des acariens, venus d’on ne sait où, avaient sauté sur le bonzaï comme puces sur un chien. Sans délai, elle allait opérer un Pearl-Harbour sur les bestioles ennemies. Je lui laissai le malheureux en pension, comme une mauvaise mère confie sa fille insupportable aux bonnes sœurs dans l’espoir que leur bons principes viendront à bout de son indiscipline, et va passer quelques mois sur la Côte d’Azur.
Il fallut bien le reprendre, non sans avoir payé une note élevée, justifiée par l’internat de la plante et la défaite totale des parasites. Il paraît que le bonzaï était en bonne voie de guérison malgré son aspect chétif car toutes les branches desséchées avaient été impitoyablement rabattues..
Le retour du malade à la maison aurait dû m’inciter à redoubler d’attention à son égard. Au contraire, le soigner devint une corvée et mon indifférence – je ne lui parlais jamais, je ne le regardais même pas – finit par lui porter ombrage, lui qui n’en avait plus du tout.
Ma désaffection le rendit plus misérable encore : au bout d’une branche sèche comme un bois éthiopien, expirait une dernière feuille. Qu’un bonzaï qui va mourir est culpabilisant ! Comme je me révélais indigne, incapable, ingrate ! Que penseraient mes enfants qui m’avaient offert ce cadeau délicat et coûteux ! Est-ce que ce n’était pas un mauvais présage pour mon ménage ?
Le petit monstre continua à dépérir à tel point que mon gendre, sans faire de commentaires, le prit chez lui. Il avait déjà une collection de cactus. Il aurait dû m’en donner un, je l’aurais toujours.
Le bonzaï mourut peu de temps après et on le jeta aux ordures.

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