Le Traversier, Revue Littéraire
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Lignes d’horizon (revue32)

Texte proposé par Anne Lurois

La décision ne fut pas facile à prendre, tu hésitas longuement avant d’accepter de t’engager sur cette route. Puis, peu à peu, l’idée s’installa et l’enthousiasme te gagna, rendant à ton regard éteint son énergie et sa lumière. Tu acceptais de me suivre, tu avais pris ton temps mais tu étais enfin prête pour le voyage. J’ouvrais un peu la voie, te précédais d’un souffle mais nous partions ensemble, prenions de concert les chemins de traverse qui s’offraient à nous.
Après quelques discussions animées, tu choisis Compostelle pour ouvrir ce nouveau chapitre ; un cheminement plus qu’un chemin, un parcours intérieur porté par une seule voix. Tu nous offris un autre regard et l’apprentissage d’une nouvelle façon de découvrir. Nous avancions lentement pour tout savourer, tout appréhender, mais la route se fit sans encombres, nous encourageant à poursuivre, à passer outre les difficultés et à franchir nos limites. Nous progressions sur les chemins, au rythme du froissement des feuilles sous nos pas incertains. Nos avancées commencèrent à la mesure de tes désirs et de tes forces, j’étais inquiète de trop de fatigue. « Tu veux faire une pause ? Tu ne préfères pas que nous repartions un peu plus tard ? », ces questions revenaient en leitmotiv sur mes lèvres. Ma sollicitude te faisait sourire et souvent, tu me prenais la main et m’invitais à poursuivre.
Ce premier périple à peine achevé, ton enthousiasme devint gourmandise et, le temps de reprendre souffle, tu m’incitas à nous conduire à Venise. Sans délai donc, nous prîmes le large au fil de l’eau, au fil des mots, mais aussi, souvent, au bord des silences ; ces silences rythmaient nos face à face, silences pleins d’interrogations ou d’espoirs. Silences des mots dits pour cacher les absences.
Combien de temps pourrions-nous tenir à distance cet inconnu contre lequel nous avions entamé notre course ? La fuite était vaine, la tentative salutaire. Nous avions beau capturer chaque instant, saisir l’essence du tout, nous abreuver de chaque découverte, nous savions les jours comptés. Nos échappées n’en étaient que plus fortes.
Tu ne renonçais pas, désirant nous entraîner encore et encore vers de nouveaux voyages. Tes envies devenaient insatiables, tu en demandais chaque jour davantage.
Je craignais ton épuisement ? Tu me répondais évasion, liberté, conquête.
Qu’espérais-tu conquérir ? Le temps ? Peu importait après tout, tu voulais voyager sans frontières, nous irions de l’avant. Chaque nouvelle destination était source de concertation, pourrions-nous tenir la distance ? Les chemins ne seraient-ils pas trop escarpés ?
Notre carnet de route s’écrivait au hasard. Nous aurions pu nous laisser guider par le vent, par les saisons, par la raison, que sais-je encore ? Rien de tout cela n’entrait en considération.
Un mot éveillait une envie, et nous voilà parties !
Après les sentiers espagnols, et les eaux de la lagune, la chaleur de l’effort et les parfums de secrets, je t’emmenai en Russie, vaste pays que tu connaissais pour y être allée plusieurs fois mais dont tu ne te lassais pas de découvrir les trésors. Nous avions toujours partagé ce goût de l’âme slave, cette fantaisie à l’excès propre à de nombreux artistes dont tu avais nourri mon enfance. La faculté d’avancer, tels des funambules, sur un fil tendu entre rires et larmes, de marcher visage offert à la griffure des jours, de respirer le froid qui fige l’air dans les corps et de se laisser arracher par un violon à la torpeur des jours sans nuits, composaient un programme dans lequel nous nous retrouvions sans peine. Et quand la pause était venue, nous faisions souvent durer le plaisir en musique, pour prolonger l’éphémère.
Certains jours plus douloureux, je t’observais sans mots, tu fermais les yeux, cherchant au plus profond la force de poursuivre le voyage. Plus ton horizon s’étrécissait, plus ton envie d’espace croissait.
Vint alors le tour du Japon, « autant poursuivre sur notre lancée » m’avais-tu dit d’un air mutin, tu voulais comprendre comment sur un espace si réduit on pouvait ne pas voir la mer et, de là, traverser jusqu’à cette Amérique qui avait fait naître tant d’espoirs déçus pour de jeunes Japonaises du siècle dernier. Tu t’interrogeais, tu voulais savoir et suivre leur chemin douloureux. Mais l’escapade fut brève, malgré ta volonté, tu commençais à t’user. Tu m’invitas donc à tourner rapidement cette page et à nous emmener au bout d’une autre terre, une terre familière, déjà foulée souvent, un retour à des chemins sur lesquels ton pied ne buterait pas, sur des plages sans fins caressées de nuages.
Nous avions, au cours de nos explorations, croisé tant de personnages tantôt fantasques, tantôt sérieux, toujours attachants, que tu semblas les convier là, tous, une dernière fois avant qu’ils ne s’effacent dans les embruns pour laisser place à notre seule complicité. Tu les invitas dans le silence de tes souvenirs, évoquant nos périples avec un plaisir non dissimulé. Tu aimais faire revivre des instants, pour les ancrer à nos mémoires sur des routes de papier.
Tu t’arrêtas un soir, inspirant fort pour te laisser pénétrer des parfums de mer, caressant du bout des doigts ces feuilles qui t’échappaient dans le tourbillon de l’automne. Novembre nous convoquait au coin du feu, le temps se figeait dans la brume. L’hiver viendrait bientôt faire de toi sa parure.
Je sus, à ce moment, que derrière tes paupières baissées tu dessinais à l’encre noire les lignes d’horizons nouveaux pour des échappées devenues impossibles, une traversée au long cours que tu entamais seule.
Ton regard ne voyait plus depuis trop longtemps déjà, et ce tour de notre monde, ces échappées par ma voix au fil de nos lectures n’étaient pas parvenues à freiner la marche inéluctable du mal qui te rongeait. La course était perdue, le voyage terminé.
Ton esprit rejoignit alors la nuit de tes yeux pour poser un silence final sur notre odyssée merveilleuse, laissant entre mes mains un livre inachevé, une part de ciel à jamais dans l’ombre.

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