Le Traversier, Revue Littéraire
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Le garçon de café (revue31)

Texte proposé par Roland Goeller

Il contournait les tables disposées trop près les unes des autres, habile tel un chat au milieu des buissons. Un tatouage prenait naissance sur son avant-bras et courait sous sa chemise blanche, un dragon peut-être ou une sorte d’animal fantastique comme on en voit dans les bandes dessinées. Il me questionna du regard tout en passant un coup de chiffon circulaire sur la table. Les auréoles laissées par les consommations précédentes disparurent dans la traînée humide. Le bistrot était désert, en dehors d’un client absorbé dans la lecture de son journal dont les pages tournaient en un claquement sec. Les murs étaient revêtus de grands miroirs qui démultipliaient les perspectives et donnaient l’illusion d’un palais de glaces. « Rien », répondis-je, pris au dépourvu, puis, « j’attends quelqu’un. » Le garçon se redressa, prudent. Son entrée en scène était prématurée. Une petite ride de connivence apparut au coin de ses lèvres et il s’en retourna dans le labyrinthe des tables où il ramassa, ici un papier, là une soucoupe contenant les pièces jaunes d’un pourboire.
Un homme entra et se dirigea vers le zinc le long duquel il jeta l’ancre, un habitué. Il abandonna une besace à ses pieds et posa devant lui un trousseau où s’entrechoquaient d’innombrables clés. Il était un peu chez lui. Le patron s’approcha, entre ses mains dansait un torchon qui lustrait la convexité d’un verre à pied. Un prénom fut lancé, Louis ou Denis, j’étais trop loin pour entendre. L’habitué appuya un coude sur le zinc, il regardait en direction de la salle comme si la conversation était facultative. Les deux hommes semblaient depuis belle lurette avoir fait le tour des questions dont ils se contentaient de mimer les propos, comme un écho qui ne cesse de hanter les murs de glace. Le verre à pied apparut, rempli aux trois quarts de vin blanc, mais il se passa un long instant avant que l’habitué n’y trempe ses lèvres.
Les néons en damier inondaient d’une lumière blanche tables et chaises et en dessinaient les contours avec une précision chirurgicale, traquant la moindre intimité qui pourrait naître entre deux bustes penchés l’un vers l’autre. Le jour jetait ses dernières forces contre l’obscurité montante et la gare dressait sa façade monumentale de l’autre côté du boulevard. Les lampadaires découpaient des quartiers de lumière entre les vitraux et, sur le pavé, des zones irrégulières traversées par des silhouettes prises de hâte. Illuminés de leurs fanaux arrière, les taxis avançaient par soubresauts dans la file du milieu. Ils s’engouffraient sur le parvis par groupes de deux ou trois, avec célérité, lorsque le flot des voitures en sens inverse consentait à une accalmie. Une petite pluie rendait le pavé luisant.
Je regardais les femmes passer sur le boulevard. Certaines portaient une poche contenant un objet insolite, un sous-vêtement ou un cadeau pour un neveu, d’autres, de grands cabas où étaient entassées les affaires de la journée, serrés contre elles par peur des vols à l’arrachée. D’autres encore, déjà en retard, le front assombri par une situation tendue au travail ou la crainte du regard accusateur de la nourrice à cheval sur les horaires. Il passait de nombreuses femmes, le plus souvent seules, mais aussi des étudiants pensifs ou désinvoltes, des jeunes gens en roller, capuches rabattues, des hommes en petits costumes froissés, munis d’ordinateurs sur lesquels, passé minuit, ils consulteraient le courrier électronique que leurs patrons pianotent à toute heure du jour et de la nuit. Il passait encore des gamins turbulents qui devraient être rentrés et faire leurs devoirs. Il passait un vieil homme, penché, qui tenait un sac de provisions déformé par les emballages de la grande distribution. Il passait toutes sortes de personnes, éparpillées comme des grains de blé échappés d’un sac percé sur le dos d’un portefaix, parmi lesquelles le garçon de café, pensif, le dos cambré et les bras croisés, repérait ceux qui franchiraient la porte du bistrot et, parfois, passait une femme.
Elle marchait avec hâte, inquiète, imperméable boutonné jusqu’en haut. La tête était relevée avec détermination ou, à l’inverse, légèrement enfoncée entre les épaules, son visage masqué par le carré des cheveux d’où dépassait un petit nez en trompette. A grandes enjambées, elle survolait les obstacles et se dirigeait vers une destination connue d’elle seule. Elle rejoignait un amant ou un ami pas encore amant, encore prudente mais déjà fébrile, prête à jouer une partie où elle devrait peut-être consentir, la bretelle noire de son plus beau soutien-gorge affleurant sur une épaule généreusement dénudée. Elle avait conscience d’une mèche rebelle, d’une ride scélérate ou d’une incongruité vestimentaire que nul pourtant ne remarquerait, l’ami en premier. Celui-ci se précipiterait en la voyant franchir la porte et l’aiderait à ôter son imperméable. « Vous avez pu vous libérer ! » Sa prunelle scintillerait de mille feux. « C’est l’heure de pointe », feindrait-elle de s’excuser en omettant les innombrables ajustements qu’il lui aura fallu commettre pour caser dans son emploi du temps ce rendez-vous inconcevable en temps ordinaires.
« Un café, s’il vous plaît », dis-je enfin au garçon. J’attendais une femme. J’imaginais son pied léger voler au-dessus du pavé, déjà à portée de regard, peut-être à distance encore, retardée par des circonstances. J’en connaissais la nervosité, la tension et la pulpe de la plante des pieds lorsque les orteils glacés venaient chercher un peu de chaleur entre mes mains. A chaque enjambée, les pans de son imperméable s’ouvraient sur des genoux dont les fins ligaments se contractaient en un ballet de creux, de saillies et de lignes de fuite. Parfois les bas glissaient et s’enroulaient le long des jambes dont ils dévoilaient la blancheur laiteuse, instants de terreur pendant lesquels chaque froissement d’étoffe ressemblait à un murmure d’ange. « Un café, s’il vous plaît ! »
Le garçon était adossé derrière la vitrine, il suivait le ballet des voitures et des passants sur le parvis de la gare. Il était le témoin des événements destinés à ne pas laisser de trace. Il me dévisagea. Pourquoi le client voulait-il soudain un café ? S’impatientait-il ? Lui aurait-on posé un lapin ? Puis, tel un hologramme dépourvu de frottements, il glissa le long des tables alignées. « Un café », répéta-t-il à l’adresse du patron qui acquiesça sans détacher son regard de ce point quelconque du parvis où il s’abîmait.
D’autres femmes passèrent, de celles qu’on regarde, qui, par leur présence, imposent un centre de gravité aux choses en désordre, ont le pouvoir de suspendre les conversations, indiquent une direction là où il n’y a que désinvolture et, à leur corps défendant, apportent des réponses à des questions pas encore posées. Je tentai de déchiffrer leur mystère à partir de minces indices, le poids du talon en appui sur le sol, le port de la tête, l’ouverture des épaules, l’inclinaison du buste ou encore le mouvement des bras qui, tels des balanciers, donnent à la marche son rythme. Je n’avais que très peu de temps pour le faire, guère plus que n’en donne, pendant les nuits claires du mois d’août, l’entrée dans l’atmosphère de météorites dont on se rappelle toujours comme d’une pluie d’étoiles filantes. Elles illuminaient la nuit noire de la métropole, sans lune et sans étoiles, où soudain s’élevèrent les vapeurs d’un café que, d’un geste sûr, le garçon posa devant moi.
« Voici, monsieur ! » Merci, dis-je en me saisissant de la cuiller avec laquelle je créais un maelström projetant de la mousse sur les parois de la tasse.
A-t-elle eu un empêchement ? Un malentendu est-il intervenu quant à l’heure du rendez-vous ou son lieu ? Elle n’était pas encore en retard, dix-huit heures vingt, c’est encore dix-huit heures. Elle pouvait d’un instant à l’autre pousser la porte, essoufflée d’avoir couru, je me serais gardé de la moindre remarque. Elle se serait assise, une manche retirée, l’autre autour de son bras, pour me donner de brèves nouvelles destinées à se faire pardonner. Avait-elle été en retard à notre premier rendez-vous ? Oh, sans doute le fut-elle tandis que je craignais qu’elle n’ait changé d’avis ou ne vînt dans des dispositions hostiles. Elle ne venait pas à un rendez-vous d’affaires au cours duquel seules d’impersonnelles dispositions étaient à convenir. Elle ignorait cependant que ce rendez-vous était le premier, cela, on ne le sait qu’après, lorsque les rendez-vous abondent et que les choses se dévoilent. Il avait été fixé à l’extrême pointe des circonstances, le choix du lieu et de l’heure introduisaient la possibilité d’une effraction. L’un et l’autre, nous étions à la merci d’un geste maladroit, avancer une main sans raison, sourire à une question à double tranchant ou scruter trop tôt la nudité de l’âme tapie telle une bête craintive au bord extrême des yeux. Il arrive que l’âme traquée renonce à quitter son refuge et que la conversation aussitôt s’enlise, mais il arrive parfois qu’elle sorte de sa cachette et se livre et, pendant quelques instants longs comme une éternité, s’avance à découvert, exposée à tous les dangers, en premier lieu celui d’être ridicule, mais que, le gué traversé, parvenue sur l’autre rive, elle se jette à corps perdu dans les bras tendus et alors chacun sait que l’on est arrivé à bon port, le premier rendez-vous a bien eu lieu. Aletheia, Erscheinung, dévoilement, ce qui était prétexte devient soudain pierre angulaire, serment, glyphes héraldiques sur la table vierge où l’âme consent à déposer ses révélations.
La porte du bistrot cependant s’ouvrit comme sous le souffle d’une explosion et entra un groupe de jeunes gens, hommes et femmes, dont la conversation animée couvrit aussitôt les petits bruits de vaisselle derrière le zinc. La porte resta ouverte assez longtemps pour que s’engouffrât la fraîcheur du soir chargée de gaz d’échappement. Le groupe prit place à trois tables de la mienne. Ses membres sortaient d’un séminaire où ils avaient été abreuvés d’inepties sur le management et la dynamique de groupe. Ils accaparèrent le garçon qu’ils mêlèrent à leur conversation. Un rythme staccato s’installa, fait de petites saillies ponctuées d’éclats de rire, tout le contraire de ces longues stances par lesquelles les conférenciers se croient tenus d’haranguer leur public. Toute conversation féconde prend des allures de partition où alternent temps forts et temps faibles, doubles croches et soupirs, les notes appartiennent aux musiciens, les silences aux mélomanes.
Le garçon parvint à se détacher d’eux et fit un petit crochet vers moi.
« Un autre café, monsieur ? » Non merci », répondis-je en déposant sur la table le prix de la consommation. Je me levai et partis. Il était inutile d’attendre plus longtemps. Je savais qu’elle n’était pas en retard.

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