Le Traversier, Revue Littéraire
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Mon voyage imaginaire avec Matisse (revue27)

Texte proposé par Marie-France Leclercq

Paris me fatigue, l’hiver, m’avais-tu dit, avec ses bruits, ses mouvements, ses actualités, sa mode qu’on doit suivre. Tu avais soupiré, ton regard silencieux s’était noyé dans la brumeuse agitation du grand boulevard où nous marchions. En attrapant mon bras pour ralentir mon pas, tu avais ajouté : Quand on est jeune, c’est bien, il faut commencer par entrer dans la mêlée, s’aventurer dans la brousse, mais pour moi, maintenant, le silence, l’isolement sont si utiles. 
Comme pour atténuer l’effet déconcertant de ces propos, tu avais évoqué ce voyage, un périple au long cours qui nous mènerait ensemble à Tahiti si j’acceptais de t’accompagner. 
J’avais du temps, j’avais l’argent, j’étais curieux. Et j’admirais le peintre que tu étais. Tu m’offrais là une occasion rêvée de voir l’artiste à l’œuvre, de suivre son travail au jour le jour dans cette fameuse lumière océanienne, dans cet espace ouvert, empli, à ce qu’il paraît, du bruissement incessant du récif corallien, du chuchotement de femmes alanguies, imprégnées de senteurs fleuries.
J’ai accepté bien sûr : tu étais mon ami. Nous coulerions des jours tranquilles et délicieux, notre quotidien aurait pour titre LUXE, CALME ET VOLUPTE1. Tu explorerais ce thème sous des jours différents, tu modulerais le cadre, la touche et les couleurs. Je serais ton assistant, ton comparse, ton complice. C’est ce que j’imaginais.

J’ai cru vivre le pire avec cette traversée à bord du « Tahiti », depuis San Francisco : dix jours de solitude et de désert marin, même le ciel restait vide, muet, sans un seul cri d’oiseau. Et toi qui te contentais de jouir de ce temps dont tu semblais m’exclure. Je t’ai vu lire, écrire, réfléchir en silence, tu dialoguais je pense avec ton âme. Pas un croquis n’en est sorti, pas une esquisse, pas la moindre peinture pour tromper mon ennui, rompre la monotonie de journées désœuvrées, que seuls venaient rythmer quelques plaisirs gourmands servis avec déférence par des marins stylés. A part ces hirondelles venues à notre rencontre à l’approche de Papeete - des hirondelles de mer capturées en plein vol et en quelques traits de crayon - tu n’as rien dessiné, tu ne m’as rien dévoilé de ton talent.
Quand les contours de Tahiti se profilèrent enfin, soulignés par une frange d’écume opaline, tu t’es accoudé au bastingage et tu n’as plus quitté la côte du regard. Un ruban de sable noir contenait à grand peine une nature luxuriante accrochée aux à-pics. Tu étais aux écoutes, tel une vigie prenant son quart. Je te voyais retenir ton souffle, tendre l’oreille vers l’île en fronçant les sourcils. Tu me fis signe de me taire, parce que, prétendais-tu, les feuilles des hauts cocotiers, retroussées par les alizés, faisaient un bruit soyeux, un bruit de feuilles posé sur le grondement de fond d’orchestre des vagues de mer. Ce que tu percevais, tes mains le raconteraient bientôt à leur façon. En une infinité de variations. Je n’en doutais pas.
A la torpeur de notre croisière succéda, par bonheur, l’agitation tranquille, polychrome, odorante, des quais de Papeete : j’ai gardé en mémoire les senteurs de coprah qu’on décharge des cargos dans des sacs, l’enfilade des bateaux livrant leur pêche du jour, les filets qu’on remaille dans des relents de poisson, ces groupes d’hommes et de femmes drapés de paréos aux couleurs audacieuses, dignes de ta palette de maître du fauvisme.

La foule des insulaires, pour qui l’arrivée d’un paquebot était un événement, se déployait maintenant le long du quai de débarquement pour assister à l’accostage et nous offrir ce qu’elle avait de meilleur à mon avis : ses vahinés aux cheveux longs, frisés et foisonnants, flottant sur leurs épaules et leurs dos nus. Vêtues de cotonnades négligemment nouées sur la poitrine ou sur les hanches, le front ceint d’une couronne tressée, piquée de fleurs de tiaré, elles étaient là à nous attendre ! J’étais émerveillé.
Et toi, Henri, qu’éprouvais-tu ? Derrière tes lunettes rondes, ton regard pétillait, plein d’interrogations. Un sourire amusé déridait cet aspect altier qui te valait parmi tes pairs l’affectueux surnom de « professeur ».
Qu’as-tu ressenti vraiment lorsqu’un groupe de danseuses a interprété pour nous, en paréo de paille aux fibres parcourues d’ondes, un « ori tahiti » des plus sensuels ? Et lorsque l’une d’entre elles, se hissant jusqu’à toi en haut de la passerelle, a pendu à ton cou un collier de fleurs fraîches dont les effluves s’en sont allés vers le large ? Qu’as-tu ressenti vraiment ? Tu t’étais incliné, courtois, en soulevant ton chapeau. Mais tu n’avais rien dit.
Je t’ai interrogé le soir, au bar de notre hôtel. Je te voyais déçu, Henri, ou plutôt détaché, absent de mon euphorie. Était-ce de la fatigue ? Comment se pouvait-il que toi, l’artiste, tu restes sans réaction ? Tu avais coupé court à trop de questions pressantes en m’expliquant qu’un homme formé, organisé, ne fait plus ces confusions entre les diverses formes de jouissance. Son euphorie, insistais-tu, ne lui vient pas nécessairement des belles rondeurs voluptueuses d’une Tahitienne !…
Je n’étais pas sûr de te comprendre. D’où te viendrait cette euphorie ? Et…viendrait-elle un jour ? Ces paroles m’inquiétaient : moi, je voulais te voir peindre !

Les premiers temps, nous nous sommes laissés vivre : tu te contentais de lentes promenades sur le front de mer qui chaque soir nous ramenaient vers la Poste, un modeste bâtiment en bois où tu déposais ton courrier. Tu ne peignais pas, tu écrivais des lettres ! A ta femme, tes amis, au monde entier… Pour déverser peut-être un trop-plein d’images neuves que tu ne parvenais pas encore à traduire autrement qu’en mots. Puisque tu ne peignais toujours pas ! La nuit tombait très vite. Tes yeux, tournés vers l’océan, s’illuminaient. Une main en visière sur le front, tu t’extasiais, ébloui, en battant des paupières : Le soir est magnifique. Avant le coucher flamboyant du soleil, le ciel est blond, comme du miel. Puis il bleuit avec une douceur infinie… La lumière du Pacifique, des Iles, est un gobelet d’or profond dans lequel on regarde… Tout d’abord, à mon arrivée, ce fut décevant et puis, peu à peu, c’était beau, c’était beau… c’est beau ! C’étaient de belles paroles… Ce n’étaient que paroles, hélas. J’attendais autre chose. J’étais parti de Nice avec un coloriste de génie, productif, inspiré, je me retrouvais sous les Tropiques avec un poète-voyageur entiché d’écriture, photographe à ses heures, preneur d’images toutes faites tirées en noir et blanc sur du papier brillant !
Je m’armais de patience.

Sous la voûte naturelle des grands « samanea », ces fameux « arbres à pluie » dont nous recherchions la fraîcheur, nous nous laissions guider par les sonorités, les odeurs intrigantes du grand marché voisin. Les appels des marchands savaient nous aguicher, nous ne résistions pas. Tu étais gourmand des formes, des couleurs, du goût, du nom des fruits sur les étals, ou des légumes, en vrac dans leurs paniers tressés en feuilles de pandanus.
C’est là qu’un beau matin nous sommes tombés sous le charme de la belle Manaia. Oh, elle n’était pas jeune, Manaia, mais elle avait cette grâce, cette nonchalance extrême qu’ont ici toutes les femmes et qui me chamboulait. Trois grandes fleurs d’hibiscus aux pétales écarlates ornaient le côté gauche d’une chevelure opulente ramenée derrière l’oreille. Ses mouvements libéraient des arômes de vanille rehaussés de jasmin. Elle avait de jolis bras potelés, des mains lisses et habiles, plus faites pour caresser que pour trancher la mangue qu’elle t’offrit de goûter quand elle te vit la faire tourner sous un rayon de soleil, entre tes doigts.
T’avait-elle reconnu, toi, Matisse ? Je ne pense pas. Mais c’est quand même sur toi qu’elle avait levé les yeux. Tu sentais l’eau de Cologne. Ta barbe blanche, soignée, ta belle maturité, ton air un peu austère lui inspiraient confiance. Tu t’étais arrêté devant la flamboyance d’un régime de bananes, des « fei » à la peau rouge, que mettait en lumière, par contraste, le vert alvéolé de beaux « uru » bien ronds, ces fruits de l’arbre à pain que j’avais pris d’abord pour des ballons. Tu posais tes questions, elle répondait avec patience, à peine surprise qu’on s’intéresse, elle devinait je crois l’artiste en toi.
C’est moi qui t’ai trahi en révélant ton nom et ton prénom : je t’ai présenté comme peintre. Il fallait bien, mon vieux, que je te rappelle aussi qui tu étais !
Avec un naturel touchant, elle nous avait alors parlé de « Monsieur Gauguin » pour qui, trente ans plus tôt, elle avait posé plus d’une fois. Elle voulait nous montrer les ombrages des montagnes où il avait planté son chevalet, la cocoteraie où elle vivait alors. Elle nous ferait les honneurs de sa petite plantation, nous présenterait son fils, son mari. Et ses filles. Elle avait insisté pour que nous acceptions.
Si tu ne m’avais retenu, j’aurais couru chez elle dès le lendemain ! Toi, au retour du marché, tu n’avais qu’une seule femme en tête, cette jeune femme à la robe tilleul, dont le portrait inachevé était resté à Nice. LA ROBE JAUNE2 te tracassait, tu m’en parlais souvent. J’en étais agacé. Alors je t’ai taquiné : ici, les filles, il y en avait d’autres, ça ne manquait pas, à Tahiti, les vahinés, fraîches et goûteuses, pulpeuses comme des agrumes ! L’image t’avait déplu. Tu m’avais répondu d’un ton sec que tu n’étais pas là pour imiter Gauguin ! 

A vrai dire, la chaleur t’accablait, tu supportais mal ce bain de vapeur qui vous liquéfie. Tu t’épongeais le front, effrayé de toute une journée qui commence par un soleil éclatant et qui ne changera pas jusqu’au couchant. La fatigue t’empêchait de te mettre au travail. La paresse te gagnait. Tu as eu envie de mer, de pêche, de canotage, de plongées dans les vagues au milieu des coraux : tu voulais te rafraîchir au contact de l’eau, délaisser quelque temps les bâtiments de commerce et tous ces entrepôts de style colonial, les bars et les comptoirs d’import-export, les magasins chinois trop bruyants à ton goût. Tu rêvais de t’installer près d’une plage, quitter pour quelques jours l’hôtel Stuart, vivre au plus près de la nature. En désignant du doigt l’île qui nous faisait face, tu m’avais convaincu sans peine d’aller couler des heures tranquilles à Moorea, en bordure du lagon.

En fin d’après-midi, après ta sieste, tu m’as invité à te rejoindre dans ta chambre. Tu nous as fait servir le thé, tu t’es assis face à la fenêtre ouverte. L’arôme musqué de ton cigarillo se mêlait aux effluves de magnifiques frangipaniers en fleurs. La vue était somptueuse. Au-delà des mâts et des haubans de la « Papeete » - la goélette du gouvernement amarrée sous nos yeux - le paysage se déployait comme un poumon gonflé d’air pur. Il affluait en larges bouffées, il débordait du cadre jusqu’à nous dans la pièce, s’infiltrait, parfumé, coloré, entre les balustrades, bousculait un voilage, s’emparait de ton espace, l’épurait, et nous emportait dans un souffle vers Moorea. Tu as balayé d’une main des cendres de tabac, tombées sur ta chemise blanche. Au-dessus de l’ancien volcan, de l’autre côté du bras de mer, un feston de nuages bas bordait la ligne de crêtes. Quand le soleil s’est enfoncé d’un bloc sous l’horizon, nous avons regardé, dans un état d’ébahissement total, le ciel et l’île s’immoler par le feu, puis s’éteindre, puis, disparaître dans la nuit. Tu as eu alors cette phrase désespérante : De telles couleurs … ne peuvent devenir fertiles que dans le souvenir, quand on les a mesurées à nos propres couleurs. J’espère que quelque chose va en passer dans ma peinture, plus tard. Plus tard ?!… Mais bon sang, mon ami, que te fallait-il de plus ?

Pour te sentir peintre en vacances, reprendre pied, retrouver ta verdeur, il te fallait l’eau du lagon, couleur gris vert jade, et les coraux branchus, leur variété de couleurs tendres, pastel, autour desquels passent des bandes de petits poissons bleus, jaunes et zébrés de brun, il te fallait ces couleurs pures diamant saphir émeraude turquoise, tous ces poissons mirobolants et l’alizé qui accompagne le murmure de la mer libre sur le récif.
Tu te baignais des heures entières, joyeux comme un gamin. Je te voyais nager, plonger la tête dans l’eau … puis brusquement la relever au-dessus de l’eau, fixer l’ensemble lumineux… Combien de fois ne m’as-tu pas appelé pour admirer avec toi les formes des madrépores, des coraux, des méduses, leur flexibilité. Tu t’extasiais. Cette nature t’inspirait. Tu enregistrais tout. A ce moment-là je t’ai cru prêt. Mais ça n’a pas suffi.

De retour à Papeete, sous je ne sais quel prétexte tu as voulu être seul pour faire le point ou te reposer avant que nous ne repartions pour notre grand tour de l’île. Nous ne prenions plus nos repas ensemble, pendant deux jours je ne t’ai plus vu. Jusqu’à ce que tu déboules un matin dans ma chambre, l’air heureux, détendu, un croquis dans la main, un délicieux dessin d’une jeune vahiné aux formes voluptueuses, mollement abandonnée à la douceur feutrée des coussins d’un sofa. Ah, tu as bien caché ton jeu !
Te pardonnerai-je un jour cette escapade, sans moi, chez Manaïa et ses filles, cette exaltante séance de pose montée à mon insu ? Pourrai-je te pardonner, Henri, cette odieuse trahison, ce mensonge incroyable qui m’a privé d’être là à un moment crucial, au moment où tu crées, comme j’en avais rêvé, et qui m’a écarté d’une scène tant espérée ?
Je n’ai plus confiance en toi. Je quitterai Tahiti par le premier paquebot. A partir de demain, tu feras ce que tu voudras, cela ne me regarde plus.

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