Immobile à l’angle de la rue Espariat et de la rue des Tanneurs, le mime regardait la foule déambuler dans tous les sens comme une colonie de fourmis en quête de quelques provisions.
Poussettes, vélos, planches à roulettes, piétons, chiens en laisse, scooters se côtoyaient, s’évitaient, s’arrêtaient pour repartir et s’arrêter à nouveau un peu plus loin.
L’agitation permanente, bruyante ne paraissait pas déranger le comédien.
Dans son visage maquillé de blanc, seuls ses yeux soulignés de noir semblaient donner vie à son personnage. Le chapeau, les gants, les chaussures, la tunique qui le revêtaient entièrement étaient blancs. Un fantôme en plein jour, protégé des rayons brûlants du soleil par l’ombre apaisante d’une porte cochère.
Par instants, de façon mécanique, saccadée, il changeait légèrement de position, modifiait l’inclinaison d’un bras, d’une main, du tronc. Devant lui, à ses pieds, une coupelle garnie de quelques pièces de monnaie invitait les passants à verser leur obole.
A chaque tintement d’une pièce déposée, il esquissait un léger mouvement de tête en guise de remerciement ou offrait un bonbon s’il s’agissait d’un enfant.
Cependant, rien de ce qui se passait dans la rue ne lui échappait : ni les baisers échangés, ni le pas pressé de la ménagère, ni celui, plus hésitant, des vieillards. Pas plus que le va-et-vient des clients au seuil des magasins ou l’indécision des touristes à la recherche d’un souvenir original.
Mais peu à peu, cet après-midi-là, le mime sentait la fatigue le gagner. Il n’avait pas eu le temps de déjeuner et voilà bientôt près de deux heures qu’il se tenait debout. Pour la première fois peut-être, il se demandait si les gens comprenaient la grandeur, la fragile beauté de son art. Cette fixité du corps, si impressionnante, imposait une discipline de fer, un contrôle parfait du visage, des muscles, des articulations, de l’équilibre.
Les changements de positions, savamment calculés, nécessitaient une grande précision gestuelle, une rare maîtrise de soi.
Mais là ne s’arrêtait pas le talent du comédien. Tout son être s’employait avec passion à évoquer, à peindre le personnage qu’il avait choisi de représenter. Un personnage porteur d’une histoire, destiné à susciter le rêve, l’émotion chez l’adulte et l’enfant.
Les passants se rendaient-ils seulement compte de la redoutable difficulté de l’exercice ? Mesuraient-ils réellement la dimension artistique, poétique d’une telle représentation ?
La chaleur étouffante, peut-être moins bien supportée ce jour-là, la lassitude devant la relative indifférence du public, la faible rentabilité de ces deux heures passées sous le costume qui l’enveloppait de la tête aux pieds, ou bien tout cela en même temps engendrait chez le mime frustration, découragement, désir d’en finir avec ce bruit permanent, cet incessant défilé des passants, dont certains, par mégarde, le bousculaient parfois ou, mus par une intense curiosité, allaient même jusqu’à se poster devant lui pour mieux le dévisager.
Son corps devenait maintenant douloureux, ses membres, qu’il ne parvenait plus à relâcher tout à fait, crispés par l’effort, souffraient d’une tension trop longtemps subie.
Et pour ajouter à ces désagréments, un filet de sueur se mit à couler le long de son dos.
Son attention, jusque-là tout entière tournée vers l’évocation maîtrisée du personnage qu’il interprétait, se trouva fort absorbée par cette transpiration soudaine.
Le léger chatouillement provoqué lui donnait l’irrésistible envie de se gratter.
Aussi contractait-il légèrement le dos, espérant ainsi pallier cette nouvelle et inconfortable sensation.
En vain. Rien n’y fit.
Les gouttelettes de sueur coulaient lentement le long de son échine, insistantes et sournoises.
Que faire ? se disait l’artiste. Se gratter vigoureusement le dos avec l’une ou l’autre main, impensable ! Un mime ne gesticule pas !
Se frotter contre l’angle d’un mur ? Tout aussi incongru ! Cesser de jouer, en pleine représentation ? Folie !
Le pauvre homme avait beau faire, le supplice enduré devint rapidement si intense qu’il finit par avoir raison de ses scrupules.
Relâchant son bras gauche, il le fit passer dans son dos, tenta de se masser à travers l’épaisse tunique. Cela se révéla insuffisant.
L’insistant chatouillis demeurait, malgré le soulagement passager qu’il procurait.
Sous l’œil amusé d’un public devenu plus attentif, le comédien se contorsionnait maintenant avec vigueur. Il utilisa bientôt ses deux mains, puis, l’obsédante sensation persistant, il se mit à se gratter furieusement sans plus aucune retenue.
Le dos appuyé contre l’angle du mur, il descendait et remontait le long de celui-ci, se frottant de droite à gauche et de gauche à droite, quelque peu soulagé par la rugosité de la pierre.
Les passants, ébahis et amusés, regardaient la scène avec une certaine stupéfaction. Certains se demandaient si ces gesticulations faisaient partie du spectacle.
C’est alors que le mime, oubliant toute résolution et toute retenue, gagné par une indicible envie de se gratter le dos tout entier, se débarrassa de son chapeau, enleva rapidement ses gants et retira sa tunique d’un mouvement rageur.
Enfin libre de toute contrainte vestimentaire, en dehors d’un léger sous-vêtement et de ses chaussures, le comédien, souriant à la foule qui s’amoncelait, se lança dans un incroyable numéro de contorsions censées mettre fin au supplice qui le taraudait depuis de si longues minutes.
Soulagé, poussant un soupir de satisfaction intense, il vit avec une joie non dissimulée les pièces de monnaie, nombreuses et bruyantes, déposées par un public conquis.
Il jetait à la volée bonbons et sourires, le visage rayonnant de bonheur, lorsque des policiers en patrouille, soucieux de l’ordre public, l’interpellèrent brusquement et jetant sur ses épaules ses vêtements épars, le poussèrent dans la voiture de police.
Ni vu ni connu, un vieux mendiant tout proche s’empara vivement de la coupelle et s’éloigna subrepticement. Ce soir, il était assuré de manger.