Le Traversier, Revue Littéraire
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Premier prix 2018 : "Sans plus de sève" de Luc de Rosa

Éclat arraché à l’écorce de l’arbre, je tombe à terre. Je n’existais pas moi-même. Séparé de mon tout, ma vie prend corps d’abord dans cette blessure, et sous le feu tranchant des lames de hachettes.
Au sol déjà de noires fourmis s’affairent autour de moi. Je suis leur pont, je suis leur mur, je suis leur toit. Je suis l’espoir soupesé qu’elles ne soulèveront pas. Le désespoir inerte qu’alors elles abandonnent à sa propre perte. Proche, si proche de l’arbre. Du tronc même d’où je viens où je n’ai plus de lien.
Main malhabile m’empare et me porte. Le petit d’homme me prend dans sa bouche, découvre l’âpre goût du bois. Ses lèvres, sa langue me fouillent. Me crachent. La menotte m’échappe. Je glisse au sol. La menotte me rattrape, me reprend. L’enfant m’oblige à racler la terre où il ne tient qu’assis. Elle est sèche, elle est dure, j’en suis meurtri. Petit d’homme m’abandonne sur son ventre rond et je roule en rebonds jusqu’au creux de ses cuisses. L’enfant est presque nu et sa peau bien plus sombre que mon arbre dru.
Je tombe quand la mère prend dans ses bras l’enfant. Qui pleure. Elle s’accroupit, me récupère, me confie aux bras de l’enfant. Qui ne pleure plus. Ils rejoignent les autres. Tous ensemble marchent longtemps jusqu’au village, et je quitte à jamais le mien.
Là où il m’emporte, il me garde près de lui. Jouet de l’enfant, objet de l’enfance qu’il ne saurait quitter. Même si les jeux changent avec les années, il ne m’a pas perdu. Subsistance. Et l’enfant devenu grand croit que j’ai dû veiller sur lui. Je suis son bois ami.
L’assurance des hommes quand ils se croient aimés. Comme un trophée il me brandit, et celle qu’il prend pour sa fée lui lance un douloureux défi : passer à l’âge adulte, trahir l’objet culte et délaisser l’ami. Pire encore : le briser, le brûler, puisqu’il est fait de bois. Se délier de l’enfance, se défier de sa foi à nous porter toujours. Le trophée tout à coup devient lourd. Et l’amour qui promet se refuse à le supporter.
Homme de compromis, l’enfant se compromet. Avec soins il m’époussette, me gratte, me taille, me découpe. Chaque petit coup de coutelas est une blessure. Tous les éclats, tous les copeaux, toutes les rognures de moi, il les brûle devant « Elle ». Et puis il offre à « Elle » la délicate statuette qu’il a creusée en moi. Du bois de son enfance. Blessé, blessée. « Elle » n’y voit qu’une offense. Et « Elle » disparaît.
Quel chagrin, quelle colère, transportent mon ami au plus sombre de la forêt ? Quelle sorte de fureur l’étreint ? Il creuse de ses mains la terre du fossé et le trou qu’il a fait m’y jette sans prière. Nuit sans lune, sans adieu, et le trou
recouvert. L’abandon à la terre. Profonde. Masse épaisse et lourde. Et sourde. Sans air. Sans lumière. Des créatures aveugles parfois buttent sur mes parois ou bien me frôlent ou me reniflent ou me chevauchent. Je suis sur leur chemin. Je deviens leur chemin.
Dans ce magma de terre, de feuilles, de vers, l’eau parvient, par gouttes. Source de vie. Survie. Des nuits, des nuits me veillent, sans qu’aucun jour ne vienne.
Puis l’humus remué, soulevé, la légèreté de l’air. À nouveau. Et la chaleur de la lumière. Des mains agitées me soustraient à cette pesanteur terrée, d’autres déjà se tendent pour me récupérer, je passe de l’une à l’autre dans un bal endiablé.
On me tient, me retient, on m’arrache, on me perd, on me prend, me reprend, on me lâche, on me serre, on pleure, on crie, on m’embrasse, on court, on tombe, on prie, on souffle, on rit. On me plonge dans la rivière, on me nettoie des humeurs de la terre. On me dresse debout sur une stèle de pierre. Qui sont ces hommes et leur fièvre, que croient-ils que j’aie fait ? Ils me contemplent et me vénèrent. Je ne peux les soustraire à leur superstition. D’autres s’en chargeront. Ils lèvent à bout de bras des morceaux de bois frères et les cognent par terre d’un air menaçant. Les miens m’entourent debout, chantent, frappent dans leurs mains, puis leur jettent des pierres. Mais c’est en vain. Il n’y a plus de pierre que la stèle où je tiens, et l’espace d’une prière où je sauve leur destin. Je ne peux rien. Je ne peux rien. Et les coups des bois frères font voler en éclats les crânes des amis d’hier, et leurs vies, et leurs rêves, et toutes leurs prières.
On me jette, avant de repartir, au milieu de ces corps délaissés de leurs âmes et qui vont rester là dehors, pourrir, nourrir. Liquides échappés, épanchés, répandus, liqueurs de vie perdues. Printemps. Larmes de sang séchées au sol, brûlées aux assauts du soleil, évaporées. Été. Lits de feuilles tombées au souffle de vents tourmentés. Automne. Et le froid, et la neige, et la glace, qui de la vie passée retient parfois des traces. Hiver. Hiver. Hiver. Hiver. Combien long cet hiver, de combien de saisons ?
Chaleur diffuse au loin, très loin. Légère et douce. Qui se rapproche. Longtemps. Elle se répand, couche par couche, dans mon linceul de glace. Lentement. Puis on découpe un bloc autour de moi, et on l’emmène en veillant bien qu’il ne fonde pas. Pas trop vite. On le conserve au froid. Assez. De moins en moins. Plus qu’une mince paroi. On l’ouvre alors, on m’en sort, et l’on prend mille soins de moi.
On m’a déposée là. Dans cette vitrine chaude et feutrée. À la lumière. On a tenu à m’exposer. Musée. Vous passez devant moi, parfois vous arrêtez. « Sculpture de bois – Statuette ».
Vous lisez : d’où je viens, depuis quand, et quelques hypothèses sur les pouvoirs qu’on a pu m’attribuer. Ce ne serait que rires si le bois riait. Je n’ai eu de pouvoir que celui de mon arbre avant qu’il soit blessé.
Vous pouvez respirer.

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