Le Traversier, Revue Littéraire
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Troisième prix 2019 Une éducation sentimentale

Texte proposé par Eléonore Sibourg

Les parents d’Emma ne s’aperçurent pas immédiatement de la singularité de leur nouvelle-née. Dès lors que l’enfant découvrit l’art de se déplacer à quatre pattes, d’étranges phénomènes se produisirent dans l’appartement familial.
 As-tu vu le journal du matin ? demandait la mère à son mari.
 Je ne trouve plus ma bande-dessinée ! disait le père à sa femme.

Magazines, carnets, romans : tous les ouvrages disparaissaient comme par enchantement. Le couple se concerta et dut se rendre à l’évidence. Il n’y avait qu’une seule coupable possible : leur fille. Ils élaborèrent donc un stratagème pour confondre la petite. La caméra de surveillance qu’ils installèrent confirma leur hypothèse. Dès qu’ils avaient le dos tourné, Emma sautait à bas de son berceau et dévorait les livres qu’elle trouvait sur son chemin.
 Il faut l’emmener chez le médecin ! s’alarma le père.
 Pour qu’ils en fassent un rat de laboratoire ? Non merci ! rétorqua la mère. Et puis regarde : notre fille grandit bien, elle rit, ses joues sont roses. Où est le problème ?

C’était vrai. Emma continua donc à vivre tout à fait normalement, c’est-à-dire en suivant le régime qui était le sien.
Avant d’aller à l’école, elle avait pour habitude de dévorer un journal : les sujets d’actualité la régalaient. Son repas était plus conséquent au déjeuner : elle avalait quelques contes et légendes, assaisonnés d’ogres, de sorcières ou de sirènes, réclamant tantôt du Perrault, du Grimm ou du Andersen. Au goûter, elle prenait une simple collation : un poème ou une fable faisait amplement l’affaire. En revanche, pour le dîner, c’était autre chose ! Il lui fallait un livre riche et savoureux qui lui tiendrait au ventre toute la nuit. C’est ainsi qu’elle parcourut vingt mille lieues sous les mers et pleura les malheurs de Sophie. Un soir, Emma put caresser le doux museau du renard de Saint-Exupéry. Une autre fois, elle trouva, avec Charlie, le dernier ticket d’or dans une tablette de chocolat Wonka. Ces histoires l’emmenaient au paradis.
Son appétit continua de croître. À quatorze ans, elle dévorait plusieurs livres par jour. Et il ne fallait pas songer à prendre une carte à la médiathèque, les ouvrages ne seraient jamais retournés… Aussi les parents, désespérés, dépensaient-ils tout leur temps et leur argent à se procurer la nourriture de leur fille.
Un soir, sa mère rentra avec un énorme carton dans les bras. Victorieuse, elle annonça qu’elle avait récupéré, chez une vieille dame du quartier, toute une collection de romans d’amour. Il y en avait au moins pour un mois, quelle manne !
C’est à peine si l’adolescente sortit de sa chambre les semaines qui suivirent : elle dévorait ces livres les uns après les autres, se gavant de coups de foudre, de mariages à tout prix et d’amours éternelles. Ses parents ne s’aperçurent que trop tard de la catastrophe : cette guimauve sentimentale et ces lunes de miel sucrées la firent tant grossir qu’elle ne put bientôt plus se lever. Père et mère convinrent que ces junk books n’avaient plus droit de cité dans la maison. Ils s’attelèrent à guérir la pauvre enfant. La diète fut sévère…
Ils tentèrent un coup d’essai avec les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. Bingo ! Quatre tomes plus tard, elle avait beaucoup maigri. Qui aime bien châtie bien. Emma dut se mettre sous la dent les mille six cents pages de l’Ulysse de James Joyce. Cette épreuve la fatigua beaucoup mais son corps et son esprit acquirent une vigueur nouvelle. La jeune fille avait mûri. La mère, songeuse, interrogea son mari :
 Crois-tu que nous devrions lui offrir À la Recherche du temps perdu ?
 Tout de même ! Pense aux indigestions ! répliqua-t-il.
 Ou le Code civil ? Imagine, si elle devenait avocate !
 Calme-toi, ce n’est encore qu’une enfant !

L’ambition des parents est parfois difficile à raisonner. Emma devint ce qu’elle choisit d’être : conteuse, transmettant aux petits comme aux grands la richesse des milliers d’histoires dont elle était dépositaire. Un gentil garçon s’éprit de sa personne. Quand elle grignotait ses livres, il la regardait, charmé, et lui disait : « je t’aime, mon petit rat de bibliothèque ».

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