Le Traversier, Revue Littéraire
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Deuxiéme prix du Concours "à haute voix" 2017

Texte proposé par Marie-Claude Viano

La clé

Un trousseau de clés accroché à son index droit, il arpente sa rue.
Sa rue, parfaitement. Car si on lui posait la question, il répondrait : J’habite là. Avec un brin de fierté et en insistant sur là, parce qu’il est conscient que, pour le commun des mortels, le terrain vague envahi de végétation folle qui se devine derrière la clôture en béton ne saurait abriter âme humaine.
Et pourtant, son âme à lui, Vincent, a trouvé refuge, avec celles de quelques chats errants, dans cette jungle de buddleias et de touffes de valériane. Sans domicile fixe, qu’ils disent. Fixe, il l’est cependant, son domicile, vu qu’il y a deux ans qu’il l’a déniché.

Dans la deuxième courbe du S que dessine la rue, à l’endroit où la palissade se colle à la dernière maison, quelques aspérités facilitent l’escalade. Un jour qu’il traînait par là, il a tenté sa chance, s’est laissé retomber de l’autre côté et, du premier coup d’œil, a adopté l’endroit. Ou bien l’endroit l’a adopté, au choix. Un bout de terrain propre, tranquille et presque champêtre à un jet de pierre de l’avenue des Gobelins, en plein Paris, c’est une affaire. Quelques planches et une bâche prélevées sur un chantier, un matelas dégoté dans une décharge, deux couvertures octroyées par Emmaüs : voilà pour la chambre. Un camping gaz de récupération, un couteau, un bol et une casserole cabossée : voilà pour la cuisine. A l’automne Vincent déblaie les feuilles mortes, arrache quelques buissons et se prépare à hiverner. Au printemps, il attend avec impatience la floraison des arbres à papillons, même si, à Paris le papillon se fait rare. Sa vie a changé. Plus de bitures avec ses frères les paumés, plus de scandales publics, plus de fins de nuits au poste.
Une existence morne et précaire, certes, mais comme il n’en a aucune de rechange depuis la mort de Colette et la dégringolade qui a suivi, il s’en satisfait. Dans la journée, il descend en ville (c’est son expression) : une soupe à St Eustache, une toilette furtive dans une sanisette Decaux ou une douche complète à l’Armée du Salut. L’hiver, il passe des heures dans la bibliothèque municipale qui le tolère car il ne sent pas mauvais et ne ronfle pas. En furetant dans les rayonnages, il a découvert le passé de sa rue, cette rue qui serpente entre l’îlot de la Reine Blanche à droite, et la manufacture à gauche, par delà son terrain vague. Aux passants en arrêt devant le château de la Reine, Vincent a envie de raconter, et pour pas un rond, l’histoire du site depuis le 13ème siècle. Mais les passants passent sans le voir car il est transparent, Vincent, avec son visage gris, ses vêtements râpés et ses godasses trouées. Transparent, il ne l’était pas encore du temps de Colette. Mais Colette est morte.

Ce soir, pour une fois, il s’amuse. Il s’amuse à l’idée que quelqu’un, quelque part, cherche ses clés. Une femme, sans doute : la petite Citroën mal entretenue, aux sièges envahis d’objets divers et de miettes de pique-niques, ne peut qu’appartenir à une femme. Jeune, car en vieillissant on devient maniaque. Suffisamment étourdie, en plus, pour avoir oublié les clés sur la portière.
Comme chaque soir après la soupe, il traînait en attendant l’heure de faire retraite dans ses appartements lorsque son attention fut attirée par une clé qui dépassait d’une carrosserie. Réflexe normal : il a récupéré la clé après avoir verrouillé la portière. Les clés, pour être précis. La deuxième, liée à la première par un anneau torsadé, devant être celle du coffre. Avec un peu de chance la femme va, dans la soirée, s’apercevoir de son oubli. Elle va revenir, ne serait-ce que pour s’assurer qu’on ne lui a pas volé son véhicule. Alors, en attendant, il fait les cent pas, les clés accrochées bien en évidence à son index droit qui bat la mesure. Une femme… Il évite de fantasmer. Depuis qu’il a perdu Colette, il a rangé les femmes dans le rayon des accessoires.
Une femme qui n’habite pas dans cette rue dont il connaît tous les riverains, leurs voitures, leurs vélos et leurs scooters. A l’heure qu’il est, il a déjà vu arriver le type du 8 et sa Peugeot, les jumelles du 12 avec leur nounou, la vieille qui nourrit les chats du quartier et l’aveugle du 7, le seul à le saluer, sans doute parce que, par chance, il ne peut deviner les chaussures trouées et le pull mité. Les autres, eux, font semblant de contempler le ciel ou de fouiller dans une poche à la recherche d’un hypothétique mouchoir. Vincent a l’habitude.
Serait-ce cette femme à la démarche cadencée ? Non. Elle dépasse la Citroën sans la voir. Cette autre ? Pas plus.
Brune, rondouillette et déjà ridée comme une vieille pomme, en voici enfin une qui stoppe net à côté de la voiture.
 Vous cherchez quelque chose ?
Oui, elle cherche ses clés.
 Celles-ci ? Vincent agite son doigt.
Manifestement, elle n’ose y croire. Un peu comme lui, la fois où il a trouvé un billet de cinq cent francs coincé entre deux pavés du quai St Bernard.
 Elles étaient sur la portière. Je l’ai verrouillée et je vous attendais. Il lui tend le trousseau.
Une bouche s’arrondit en un Ô d’émerveillement et deux yeux se fendent d’un sourire radieux. Comment peut-elle remercier ? Elle hésite, ébauche un geste vers sa poche.
 Ah, non, madame ! Et il ajoute, pour adoucir son refus : je ne l’ai pas fait pour ça.
Au fait, il l’a fait pourquoi ? Pour rompre l’ennui, faire son important ? Pour rendre service ? Pour… pour… Franchement, il ne sait pas trop.
 Et prendre un verre quelque part, vous accepteriez ? Histoire de, je ne sais pas… marquer le coup, je suis tellement contente ! Vous ne pouvez pas savoir… C’est que je n’ai pas de double.
Tiens, se dit-il, en voici une que les trous dans mes pompes ne font pas reculer.
 Je ne bois pas… commence-t-il, sur la défensive, pour enchaîner par un hypocrite : Mais pas loin, alors, on m’attend.
 Vous avez de la chance, réplique-t-elle. Moi, on ne m’attend pas. Mon mari vient de me quitter. Remarquez… il m’encombrait plus qu’autre chose. L’essentiel, c’est que j’aie retrouvé mes clés.

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