Le Traversier, Revue Littéraire
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Premier prix 2016 pour Le dit d’Emma de Catherine Pin

Texte proposé par Catherine Pin

 Nous étions sept enfants et nous dormions tous dans la même chambre. Sept garçons stupides et misérables. Sept qui ne voyaient jamais venir l’instant fatidique et inéluctable, où leurs géniteurs indignes et affamés prévoyaient de les abandonner dans la forêt hostile. Parents qui, chaque année de misère, mettaient au monde une nouvelle bouche à nourrir. Sept garçons qui ne voyaient pas plus loin que le bout morveux de leur nez. Pas un pour remarquer le regard fuyant, l’épaule basse, la démarche traînante du père louvoyant entre les arbres. Pas un pour s’étonner de la voix subitement enthousiaste de la mère les engageant dans le couvert ombreux, riche de promesses factices de baies abondantes et sucrées ou de champignons succulents.

C’était toujours de cette façon que ma grand-mère Emma commençait l’histoire du petit Poucet. Et ravie, j’en redemandais. Chaque soir apportait une variante au conte.

 Nous étions sept enfants et nous dormions tous dans la même chambre. Sept filles grasses et dodues, nourries de lait, de miel, et d’un peu de chair fraîche. Sept petites princesses potelées que l’on bordait le soir dans le grand lit chamarré, une couronne dorée délicatement posée sur leurs fronts bouclés. Sept merveilles adorées par leur ogre de père et leur maman ogresse. Lit de plumes, bois précieux, veilleuses parfumées, la chambre était digne d’un palais. Sur les tables de chevet les fruits confits et les sirops prenaient sous la lampe des teintes ambrées.

Par Emma revisitée, la forêt devenait le lieu de toutes les fantaisies. Les cailloux blancs brillaient sous la lune, traçant sur la mousse des arabesques étincelantes. Et le pain émietté nourrissait tant d’oiseaux, que les bois en bruissaient de mille gazouillis.

L’ogre était débonnaire, et l’ogresse si grosse qu’elle roulait dans les pentes, tout en pleurant de rire. Ses larmes étaient des perles, ou parfois des diamants.

Quant au petit prodige, pas plus haut que trois pommes, il était si malin que, chaque jour de famine, ses parents devaient se creuser la cervelle pour inventer des pièges ou élucubrer des mensonges plus gros que des maisons.

Un conte de trois pages pouvait nous tenir en haleine une bonne semaine. Presque deux pour le Chaperon Rouge avec sa chevillette, sa bobinette et son aïeule dans l’estomac d’un loup habillé de dentelles. La grenouille orgueilleuse qui rêvait d’être bœuf nous a accompagnés toute une randonnée, sept heures et un bon dénivelé.

Emma était ma grand-mère poète. Jamais un repas à l’heure, pas de pantoufles, un grand jardin fouillis, un atelier sous les combles, de la peinture au bout du nez.

Les enfants et les chats étaient ensorcelés. On en trouvait parfois endormis dans des châles, au milieu des pinceaux et des fleurs séchées.

Quand nous avons grandi, elle nous a écrit. Des milliers de billets, des mots doux, des sentences pour rire, des poèmes japonais. Trois traits de plume pour l’oiseau en plein vol, une aile de papillon esquissée d’un pinceau léger, une simple pâquerette dans un papier de soie. C’était un jeu de piste, qu’on suivait au hasard. Un indice, ici, près du bol sur la table cirée, un autre entre deux pages du livre oublié, une plume déposée au bord de l’oreiller, une recette esquissée sur l’ardoise au coin du potager, un œuf en porcelaine tout peinturluré dans le nid des pondeuses, et un pied d’artichaut faisant le fanfaron au milieu des pivoines ou parmi les soucis.

Et des histoires toujours, qu’elle nous envoyait dans des petits carnets, si pleins de drôlerie que la grisaille du lycée, malgré tout son ennui, était illuminée.

Avec le temps elle s’est ridée comme une pomme de reinette. Elle en avait l’odeur aussi. Mais le rire pétillait toujours au coin de l’œil et, si la main tremblait, si le pas hésitait parfois, le sac à merveilles était toujours rempli.

Elle était devenue la grand-mère de tout le quartier, celle de nos copains, celle de nos amoureux aussi. Elle posait sa main sur leur bras. Ils se croyaient des princes et partaient, sans un regard pour nous, visiter son domaine. Un arrêt pour saluer les mésanges, un autre pour les roses. Elle cueillait trois pommes, récitait un poème, fredonnait un refrain, leur parlait des étoiles, et puis leur murmurait combien elle nous aimait.

Un jour enfin, il y eut nos petits, assis en rond sur le tapis, le pouce dans la bouche, de grands yeux éblouis. La voix était un peu cassée, mais le rire cristallin.

 Nous étions sept enfants, sept petits garçons un peu sales qui dormaient dans la même chambre et n’avaient pas trop le temps de se laver, ils avaient tant à faire : des cailloux blancs à préparer, des miettes de pain pour les oiseaux affamés, des petits cadeaux à envelopper pour sept petites princesses qui là-bas dans la forêt les attendaient sagement sous leur couronne dorée…

Elle est partie hier. Au pays des elfes et des fées, elle s’est fondue dans la voie lactée. Le conte n’est pas terminé. Il reste tant de fins à inventer, tellement de pages à illustrer, et de poèmes à murmurer.

Et sur le chemin de la forêt, quittant leur chambre misérable où tous les sept ils dormaient, les petits garçons abandonnés serrent sur leur cœurs des paquets enveloppés de papier enrubanné. Dans leur main brillent des petits galets blancs, polis d’avoir été tant et tant de fois caressés. Ils suivent le petit Poucet. Dans la clairière, les couronnes de sept petites princesses brillent sous la lumière tamisée.

Emma les attend dans son cercueil doré.

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