Le Traversier, Revue Littéraire
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Deuxiéme prix 2015 Guy Vieilfaut avec "Chronique d’un été"

Texte proposé par Guy Vieilfaut

Ma très chère,

Il faut qu’incessamment je vous conte cela. C’est l’extravagance la plus folle, la plus dénuée de sens qui survint jamais dans cette bourgade dont vous me gardez grief de l’affectionner sous prétexte qu’elle m’écarterait de votre tendresse.
Oyez donc cette histoire - et veuillez croire que je n’invente rien ! – qui, par cette douce soirée de juillet, met encore le branle dans notre petite communauté.
Vous connaissez Antoine ? Mais si, souvenez-vous, l’Antoine à Sidonie Bergeat. Un gaillard, s’il en est, volontiers figurant bénévole dans la queue à la boulangerie pour peu qu’y patiente quelque jeune touriste point trop vêtue (Que voulez-vous, c’est la mode…) dont les convexités seraient susceptibles d’épouser la concavité de ses paumes. Quatre-vingts ans aux vendanges et plus curieux de la chose qu’un puceau au trou de la serrure. Tout le monde s’en gausse, sauf Sidonie, bien entendu. Avec cela un peu buveur, indécrottable braconnier… Sa femme affirme à qui veut l’entendre que si l’on ajoute une quinzième station au Chemin de Croix, elle lui sera consacrée, à elle, Sidonie ! Peut-être vise-t-elle un peu haut, mais certains jugent que ses prétentions ne sont pas infondées.
Eh bien, figurez-vous qu’à la suite des orages de la quinzaine passée, chacun du village s’en fut à la quête des cèpes à chapeau brun. Qui dans les friches, qui dans les bois communaux. Maigre récolte en vérité, sauf pour l’Antoine dont la cagette débordait. Sidonie, fine mouche et connaissant bien son homme, avait flairé le subterfuge mais elle se garda bien de récriminer, toute au contentement des fricassées à venir.
Antoine, le lendemain, de repartir muni de deux cagettes cette fois et fort de l’assistance de son petit fils, le jeune Adrien. L’heure méridienne approchait quand le tumulte naquit au bas du village. Comme tout un chacun, je m’enquis des raisons de ce tohu-bohu : Adrien était là, gesticulant et pérorant cependant que Sidonie filait, ventre à terre, ce qui lui est chose aisée, en direction du Domaine.
La suite mérite bien que vous me prêtiez l’oreille. Il s’avère que ce gredin d’Antoine remplissait ses cagettes sans vergogne en pénétrant dans le domaine de monsieur Charvet, nonobstant les grillages et les pancartes avisant les quidams de la présence de pièges à feu, pièges à loups et autres douceurs du même tonneau.
Plus malin que les autres, l’Antoine ? Voire… ! Ce jour-là, il ne l’avait pas détecté le piège à loups, du moins pas avant que les mâchoires d’acier ne se refermassent sur son tibia !
Ah, le grand malheur ! La jambe sectionnée net à quinze centimètres au-dessus de la cheville, il gisait là-bas, bien incapable de rentrer seul.
Vous me direz que l’accident aurait pu tourner plus mal encore : supposons que le piège eût broyé la jambe valide au lieu de la prothèse remplaçant le membre d’origine oublié sous une roue de tracteur ? Pour le coup, l’Antoine se retrouvait cul-de-jatte, ou quasiment.
L’air penaud de l’amputé qu’on ramenait au bercail, soutenu sous les aisselles, ne se raconte pas. Pas plus que la rage froide de Sidonie qui suivait la procession en marmottant des patenôtres dont je ne jurerais pas qu’elles étaient fort chrétiennes. Ah, le bougre ! Le démon ! Elle regrettait bien que le piège eût été trop bas pour lui couper…
Visiblement, Sidonie ne se contrôlait plus, mais le paroxysme fut atteint en soirée quand l’invalide osa évoquer le remplacement de la prothèse. Il ferait beau voir que l’argent du ménage servît à effacer les conséquences des facéties du clampin sans cervelle qui lui tenait lieu de mari ! Qu’il se débrouille avec la vieille paire de béquilles qu’on voudrait bien lui prêter !
— Pas un sou, t’entends, pas un sou !...
J’ignore s’il entendait, mais le village en entier se délectait des invectives s’abattant sur le chef de l’incorrigible comme grêlons sur vigne neuve.
Pas d’Antoine dans le bourg les jours qui suivirent et Sidonie s’efforçait d’éviter les commères qui s’apitoyaient, toutes gloussantes, sur le malheur frappant son époux.
— Il ne souffre pas trop, au moins ? s’enquéraient-elles, la lippe gourmande et l’œil plissé.
Dire que ce n’était que prémices à bien pire !

Lorsqu’elle revint au logis, ce dimanche après la messe, Sidonie se crut victime d’une hallucination : sa table Louis-Philippe, orgueil du mobilier, s’efforçait vainement de dissimuler sous la nappe l’horrible mutilation qui compromettait sa stabilité. On avait scié un de ses pieds !
Le « on » paradait au jardin, s’exerçant au bon emploi de ce pilon tout neuf, fleurant encore bon la cire de la mère Sido et qui, ma foi, valait bien leur prothèse en plastique à gradation progressive auto-contrôlable et tout le saint frusquin.
C’est héréditaire probablement : notre Sidonie a le cœur solide, ce qui lui permit d’échapper à l’infarctus. Les voisins, qui n’écoutaient pas mais étaient bien contraints d’ouïr, m’affirmèrent que ce qui advint par la suite relevait de la geste antique, tant au plan sémantique que du vocabulaire !
Toujours est-il que l’homme au pilon, ingambe mais ravagé par la tornade matrimoniale, se retrouva au mitan de sa courette, bien en peine de franchir un seuil désormais interdit : tant que la table n’aurait pas retrouvé son intégrité physique, Antoine serait banni du foyer. Le cellier lui restait ouvert dans lequel Sidonie lui déposerait vivres et couverts.

Nous en sommes là de cette aventure que d’aucuns n’hésitent pas à comparer à l’affaire Dreyfus tant elle divise les ménages les plus unis. Certains imaginent l’Antoine passant l’hiver ( le passerait-il, seulement ? ) à grelotter dans sa cahute. D’autres l’estiment justement puni pour avoir disposé indûment d’un bien relevant de la dot de sa femme. Des paris dit-on, mais je n’ose le croire, sont ouverts dans l’officine du pharmacien. Sidonie y serait donnée gagnante à sept contre un, ce qui me semble raisonnable.
En attendant les prolongements de cette tragédie, dont je ne manquerais pas de vous tenir informée, je vous livre cette réflexion du brocanteur, qui pourrait faire office de moralité :
— Au fond, l’Antoine il est chanceux pour sa patte folle, Sidonie aurait pu avoir une table Louis XV, tu vois le tableau !...
Comme quoi, le pire n’est jamais certain. Nous reconnaissons là ce vieux fond de sagesse qui fait le charme de nos campagnes.

Vous admettrez, ma très Chère, que l’ennui ne me menace pas, bien que notre éloignement me mélancolise quelque peu.
Votre affectionnée.

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