Le Traversier, Revue Littéraire
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Premier prix 2015. Hélène Sanchez-Bassié avec Le Calligraphe

Texte proposé par Hélène Sanchez-Bassié

Je me nomme Peng Fei, j’ai passé quelques longues années à apprendre auprès d’un homme qui ne cherchait pas à être remarqué. Son mode de vie était sobre, ses vêtements modestes, sa nourriture frugale, sa parole juste et mesurée. Il était cependant apprécié et recherché par les notables de la ville qui avaient besoin de ses services car Maître Wen Hui – mais il ne tenait pas à être appelé maître – était un lettré.

Dans son pavillon, où entraient avec abondance toutes les nuances de la lumière du jour et des saisons, j’étais chargé de veiller à la propreté du lieu, à la préparation du thé, au changement des bâtonnets d’encens dont l’odeur purifiait l’espace et à l’entretien de ses quatre trésors, comme il les nommait : pinceaux, papier, encre et pierre à encre.
“Vois-tu, Peng Fei, ces trésors ne doivent pas simplement être considérés comme de simples objets, car ils sont avant tout le prolongement du corps et surtout de l’esprit de celui qui peint et qui écrit”. Ce type de phrases scandait mes heures de présence auprès de Maître Wen Hui qui les faisait suivre d’un long silence afin que, telles des flèches, elles atteignissent mon intérieur et y ouvrissent une brèche.
Je sentais bien que le pavillon devenait peu à peu l’espace d’une transmission dont je ne percevais pas toujours la profondeur car je voyais avant tout un homme, avare de paroles, maintes fois sollicité pour ses talents de peintre et de calligraphe qu’il monnayait pour vivre. Mais, lorsqu’il sortait du silence qu’il habitait, se révélaient alors les contours d’un haut niveau culturel et spirituel qui me fascinaient.
« Observe, écoute, intègre et vis » me distillait-il. Malgré ma jeunesse et ses effervescences, j’entrai par un inexplicable attrait et une subtile conviction, dans son sillage.
Je le regardais. Assis, droit, sur le ponton qui s’avançait au-dessus de l’étang calme, il respirait l’instant. Il se laissait envahir par le souffle vital qui nous meut, il devenait souffle, il devenait vie. Jour après jour, je m’imprégnais de l’immuable rituel qui précédait son entrée en calligraphie. La pierre à encre, un peu rugueuse, sur laquelle il frottait son bâtonnet pour qu’avec de l’eau il obtînt une encre fluide, le papier de riz et le choix délicat du pinceau. C’était alors que naissait l’ extase en découvrant l’unité entre l’homme et son instrument. Il se dégageait de Maître Wen Hui une paix profonde et une harmonie, écrins de la maîtrise du souffle et du geste. Le pinceau dansait sur le papier qui absorbait l’encre et révélait le trait spontané, parfait, unique et vivant car, dans ses moments de méditation contemplative, il savait capter, presque par transparence, la résonance de la puissante promesse enclose dans un bourgeon, celle des fines vibrations auditives et olfactives portées par l’air, celle aussi de la densité du paysage minéral dans lequel, immobile, il se lovait parfois. Cette étroite communion avec la nature semblait lui faciliter l’entrée dans l’intériorité de l’être. Attentif à la respiration de ce dernier, à la tonalité et à l’intonation de son discours Maître Wen Hui percevait la couleur et le rythme de ses sentiments, il recueillait son âme.
Quand il recevait des visiteurs importants ou d’autres lettrés, les propos de mon maître étaient empreints d’élégance et de raffinement. L’homme était habité et nourri de connaissance approfondie des textes spirituels et littéraires de notre culture. Il vivait de cette richesse qui donnait à ses paroles une force inégalée.
À son contact patient, mon esprit se métamorphosait, il s’ouvrait à d’autres pensées, à d’autres réalités. Je sentais d’autant plus la médiocrité, les bassesses, l’irréflexion et la bêtise. A l’instar de Maître Wen Hui, rompu aux subtilités de la rhétorique et de la pensée confucéenne dès son jeune âge, je faisais désormais mienne la conviction que les hommes perdent leur liberté quand les mots perdent leur sens.
Sans doute parce que le sens des mots était puissant, précieux et grave, Maître Wen Hui – révoqué jadis pour ses propos aiguisés à la pierre de vérité et exilé depuis longtemps dans cette province qu’il connaissait peu – venait d’apposer, au bas d’une missive apportée par un messager, son refus réitéré d’ entrer au service de Kuang An, le plus haut dignitaire de celle-ci, malgré la très forte rétribution promise. L’ambition, le mensonge, la corruption rongeaient et putréfiaient cet homme qui avait besoin d’ennemis car il aimait provoquer, s’opposer et anéantir.
Cette nouvelle audace de liberté clairement manifestée déplut et irrita Kuang An bien plus habitué aux obéissances serviles, nourries et abreuvées de peur.

Il choisit de se déplacer lui-même jusqu’ à l’humble pavillon. Maître Wen Hui traçait, en un acte de dévotion tout autant qu’artistique, un message unique et précieux sur le support noble et réservé aux grandes occasions qu’est la soie. Le pinceau en quitta la douceur et s’arrêta, suspendu entre ciel et terre, vidé de son encre. Le message était achevé.
Au même moment, une onde de violence et de colère annoncée par les pas du haut dignitaire et de sa troupe atteignit mon maître. Derrière un frêle paravent de bambou, figé par le bruit et la peur, je ne pus qu’être le témoin impuissant et démuni de cet échange intense de regards assourdissants qui était allé bien plus loin que des paroles elles-mêmes. Le sabre de Kuang An jaillit, immédiat et fou et sur le papier de peau de mon maître imprima sa haine viscérale. Le vieux corps s’affaissa, presque sans bruit, dans la fine épaisseur de son vêtement. Sa main, noueuse mais souple, retenait le pinceau. Leur union rendait témoignage.

Les pas, immondes et lourds, s’éloignèrent ; je me penchai sur le rouleau de soie et reçus l’héritage immatériel de Wen Hui : “ Laisse-toi imprégner par la beauté de tout ce qui vit. Habite-la, peins-la, écris-la. Elle seule te mènera à la vérité que tu cherches.”

Non loin de l’enveloppe de tissu que Wen Hui venait de quitter s’élevait – telle une calligraphie aérienne – le mouvement ascendant des volutes odorantes d’un bâtonnet d’encens qui traçait la voie céleste d’une âme d’exception.

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