Le Traversier, Revue Littéraire
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Premier prix 2014 : Estelle Vendrame pour "Biographie d’un stylo"

texte de Estelle Vendrame

Je suis un stylo.

D’accord, je sais, c’est un début d’histoire assez terne. Cela n’est pas drôle d’être un stylo, me diriez-vous d’un ton compatissant. Mais avez-vous déjà imaginé la vie d’un stylo ?
La mienne en tout cas est passionnante. Il faut vous dire que j’ai eu la chance de vivre une histoire d’amour parfaite avec ma maîtresse. Eh oui, j’ai appartenu corps et âme à une superbe femme.

Tout a commencé un jour où elle avait une lettre d’amour à écrire. Elle a pris une feuille, puis son regard s’est posé sur le pot où je me tenais avec d’autres stylos et m’a choisi Moi, petit stylo ordinaire. Ses mains se sont posées sur Moi et elle a commencé à écrire. J’ai tout donné pour qu’elle remarque à quel point j’étais un beau stylo. Je me suis appliqué à écrire les mots « mon amour » sans faire de bavure, à tracer des « Je t’aime » parfaits, à dessiner de beaux petits cœurs. Je suis tombé éperdument amoureux. Au fur et à mesure des jours et des lettres qu’elle écrivait, j’ai bien vu que cet amour était réciproque. Je suis resté sourd aux moqueries des autres stylos qui s’évertuaient à me faire comprendre que ces lettres ne m’étaient pas destinées. J’avais bien remarqué, Moi, que c’était toujours Moi qu’elle choisissait pour écrire. Et pourquoi écrirait-elle des « Je t’aime » avec mon corps si cela ne m’était pas destiné ?

Ensuite, nous avons eu une phase de communion spirituelle intense. Tous les soirs, elle prenait un journal et elle y écrivait sa journée, ses peines, ses angoisses, ses joies. J’étais devenu son confident, je souriais quand elle était heureuse, je pleurais toute l’encre de mon corps quand elle était triste. Dans la journée, je l’attendais. Je ne vivais que pour ces instants bénis le soir, où elle se confiait par l’intermédiaire de l’écriture.

C’est d’ailleurs lors d’un de ces tête-à-tête intimes, que j’ai eu le grand plaisir de connaître l’érotisme… Un jour où elle avait moins d’inspiration que d’habitude, elle m’a pris dans sa bouche et a commencé à me mordiller. Et quand sa langue a commencé à me suçoter et à s’enrouler autour de moi, j’ai senti mon encre ne faire qu’un tour dans ma cartouche. Quel plaisir, mes amis, quel plaisiiiir ! Et chaque soir, dorénavant, je ne vivais plus que dans l’attente de ces moments intimes.

Notre relation, par la suite, s’est encore plus approfondie. Elle m’a emmené avec elle et j’ai pu la suivre, vivre dans son quotidien, connaître les gens qu’elle côtoyait. Je l’accompagnais partout en me rendant utile : je notais ses rendez-vous dans son agenda, je signais avec elle des papiers importants, des engagements… Notre relation était solide, faite pour durer éternellement… du moins, je le croyais…

Mais un jour, un jour maudit dans son agenda, j’ai vu apparaître un iPad dans son sac à main. Savez-vous ce qu’est un iPad ? Tout d’abord, cela ne paie pas de mine ; et pour les mines, croyez-moi, un stylo en connaît tout un rayon ! Un iPad est donc un outil dit « hautement technologique » qui a plusieurs fonctions.
Vous voulez des exemples ?
Qui maintenant prend les rendez-vous de ma maîtresse ? L’iPad !
Qui recueille les confidences de ma maîtresse ? L’iPad.
Figurez-vous qu’il a même une configuration Écriture : elle touche l’écran avec son doigt et les lettres se forment. Elle ne signe même plus ses chèques : elle fait des transferts bancaires en touchant l’écran de ses doigts sensuels et manucurés.
Et le stylo dans cette histoire ? Eh bien le stylo ne sert plus à rien. Pendant que « Mâdâme » pianote, tapote et tripote, je suis délaissé, abandonné, rejeté…

Ma déchéance s’est accentuée de jour en jour. D’abord abandonné sur le coin de son bureau, j’ai voulu la rejoindre par désespoir. J’ai mis toute mon énergie à rouler vers elle, mais un geste impatient de sa part pour me chasser m’a fait tomber encore plus bas.
Par chance, lors de ma chute, j’ai réussi à me glisser dans son sac à main. Je me suis dit que cette proximité lui rappellerait nos moments merveilleux d’échange. Elle finirait bien par me remettre la main dessus. Mais non, rien de tout cela n’est arrivé. Je gisais péniblement au fond de ce sac. Comble de malchance, un vieux bonbon ayant eu un sort aussi malheureux que moi a voulu être mon compagnon d’infortune. J’ai essayé tant que faire se peut de l’éviter. Je glissais d’un côté, puis de l’autre. Mais ce qui devait arriver arriva : ce bonbon réussit à se coller à moi et me rendre tout aussi collant que lui. Je n’eus alors plus aucun espoir. Comment voulez-vous qu’elle m’aime collant et abîmé comme je l’étais ?
Longtemps, je restais dans cette position, me rappelant les bons souvenirs d’antan, les moments complices que nous avons vécu. N’ayant goût à rien, ne voulant plus faire de projets, ne voulant plus faire couler d’encre, ne plus écrire notre histoire…
Jusqu’au jour où une petite voix pointue s’infiltra dans mon silence.
Dis, Maman, c’est quoi ce stylo dans ton sac ?
Je sentis une petite main poisseuse me prendre, Moi, le pauvre stylo collant abandonné. Et moi qui croyais mon existence terminée, je commençais à reprendre goût à la vie. Ma nouvelle petite maîtresse m’a élu entre tous :
Tu sens bon le bonbon, me chuchota–t-elle. Je vais t’emmener avec moi à l’école. Je m’appelle Marie.
Et ma vie a pris un nouveau tournant. Finies les lettres d’amour, finies les confidences, finis les moments érotiques, finis les engagements.
Pour l’instant, je passe mes journées à apprendre l’alphabet avec ma petite maîtresse. Mais ne croyez pas que je ne fais que ça ! Je fais également des dessins, j’écoute ma petite Marie rire avec ses amies. Je passe du bon temps. Mes prochaines années sont assurées, Marie a besoin de moi.

Mais ne viendra-t-il pas un jour où elle voudra elle aussi un iPad ?

Deuxième prix 2014 : Yvonne Duparc pour "Drame de la jalousie"

texte de Yvonne Duparc

À partir du jour où je rencontrai Alice, ma vie fut remplie de tendresse et d’amour. J’allais être adopté par une famille. J’allais faire partie intégrante de la vie d’une femme qui aimait les livres et les chats, et maintenant elle m’aimait.
Alice écrivait, elle passait son temps dans la quiétude de cette pièce réservée au monde de l’écriture, un jardin dont elle avait gardé le secret, son bureau. Jusqu’à présent, elle avait partagé ce lieu protégé uniquement avec son compagnon à pattes de velours, lui qui n’était qu’un simple chat de gouttière, un européen d’origine imprécise, un sang mêlé, avait toutes les faveurs, tous les droits.
Un énorme bouquet de fleurs à la main, je débarquai dans sa vie, elle recevait sa famille, ses parents et ses enfants.
Sa maison était chaleureuse et joliment décorée et le jardin fleuri. Il fallait monter trois marches de pierres grises sous le perron pour entrer. Je dus enjamber le chat, qui, méfiant me scrutait de ses yeux ronds. Sa fourrure tressaillit.
Sa famille m’attendait là dans l’entrée où trônait un escalier de bois blond qui menait à l’étage. Ils étaient aussi intimidés que moi-même, peut-être plus.
« Qu’allaient-ils découvrir ?... Un Parisien ?...
 En province nous n’avons pas vraiment la cote. 
« Ces suffisants !... ces prétentieux !... ces forts en gueule !... ces m’as-tu-vu !... »
Nous sommes passés dans la pièce à vivre claire, lumineuse et décorée avec goût. Une impression de bien-être et de chaleur vous enveloppaient, atténuant le trouble de cette première rencontre.
Je les amusai avec mes histoires, je racontai mon enfance heureuse et mon adolescence dorée, là-bas dans notre belle Capitale.
Pendant le repas, le chat était rentré. Il avait fait le tour de la table, s’était approché de sa maîtresse, celle-ci s’était penchée pour le caresser mais d’une virevolte il avait esquivé son geste, il alla à la cuisine laper un peu d’eau dans son écuelle et revint sans un regard pour quiconque.
Il traversa, fier et altier, le living-room, emprunta l’escalier de bois blond et disparut dans les étages.
Le repas s’éternisait un peu, j’avais hâte de me retrouver seul avec elle, de la prendre dans mes bras et de lui faire l’amour. Ils durent le ressentir car ses parents et ses enfants se levèrent pour partir. Je crois que j’avais passé l’examen de passage sans difficultés auprès de sa famille.
Lorsque nous fûmes seuls, elle voulut me montrer le reste de sa maison. Mais, ce premier soir, nous ne découvrîmes qu’une chambre, la sienne que nous ne laissâmes qu’au petit matin.
Tout en montant le grand escalier de bois blond, j’essaimais la plupart de mes vêtements. Devant moi, sa démarche dansait (mes chaussures restèrent au pied des marches) elle portait une robe vert-tilleul, (ma cravate chuta) sans manches, (j’ôtai une chaussette), semée de petites fleurs (puis l’autre en équilibre sur les marches). Sa robe froufroutait sur ses jambes nues (ma veste fut crochée au dernier montant) et l’étoffe drapait ses hanches que je convoitais déjà (je déboutonnai ma chemise) le désir en moi… (je débouclai ma ceinture).
Le chat était couché sur le couvre-lit, pelotonné et ronronnant. Il ouvrit un œil, soupçonneux, circonspect, puis à regret, il ouvrit l’autre. Il se leva doucement, s’étira longuement, les pattes en avant et le dos arrondi, prenant son temps… nous narguant… me narguant de son attitude hautaine et de ses chatteries dédaigneuses.
Pendant ce temps, je m’acharnais sur les lèvres d’Alice, son cou, sa nuque puis ses seins, le chat était toujours là, spectateur et agacé. La robe vert-tilleul fut enlevée à la hâte et jetée, elle atterrit sur le chat qui ne bougea pas. C’était un tissu, léger, aérien, imprégné de l’odeur de sa maîtresse avec encore quelques fragrances de son parfum.
Pressés de notre étreinte, nous tombâmes sur le lit, manquant d’écraser le félin. Il fit un bond dans un feulement de désaccord et en crachant sa hargne, il dévala, comme une furie, l’escalier de bois blond.
Au matin, en redescendant, nous retrouvâmes, sur les marches, quelques vestiges de notre hâte à nous aimer et le chat, pelotonné et ronronnant sur le sofa. Il ouvrit un œil, le referma bien décidé à ne pas céder sa place, cette fois-ci. Mais là, je m’abstins de le déranger. Si j’avais passé l’examen de passage avec la famille, avec lui, ce n’était pas gagné. Il n’était guère prêt à partager sa maîtresse, encore moins son confort.
Le monde des félins m’était totalement inconnu, de ma vie, je n’avais « fréquenté » de chat.
Je ne savais rien des émotions animales. Un chat peut-il être jaloux comme un homme ?
Chez les chats, les émotions ont pour but de leur permettre de survivre et de s’adapter. Moi de mon côté, il fallait que je m’adapte également, que je fasse ma place dans ce foyer sans brusquer qui que ce soit, ni le félin ni cette femme sereine et gaie, aux prunelles de chat.
Après le petit déjeuner, pris, simplement, dans la cuisine sentant le café fumant et le pain grillé, la fenêtre ouverte sur le jardin, nous remontâmes dans les étages pour nous préparer.
Il fallut se rhabiller et récupérer les vêtements essaimés. Je retrouvai la veste, la chemise, les chaussettes mais la cravate demeura introuvable. Nous redescendîmes.
En bas, une odeur désagréable, entêtante, empestait l’espace mais nous finîmes de nous vêtir, enfin, Alice parce que moi, je cherchais toujours ma cravate. Quelques indices me permettaient de penser que le chat était pour quelque chose dans cette disparition. Des fils de soie sur le tapis, la ouate du matelassage peluchait sur le pavé, ces traces d’une cravate chèrement acquise nous emmenaient directement au couffin de cette bête sous l’escalier. Alice poussa un : Oh !... désolé et de surprise.
Moi, je crachai (comme le chat) un merde !... de stupeur.
Je ne voulus pas faire de vagues, après tout ce n’était qu’un accessoire de mode, mais quand même, je l’avais grassement payé !....
Des lambeaux de soie à la main, je cherchai, dans la maison, l’auteur de ce crime. Je retrouvai mon « futur ami » le chat, dans une pose élégante et noble, sur le bureau d’Alice devant un univers de livres. Il se léchait minutieusement le pelage, le derrière posé sur des feuillets manuscrits.
Dans le bureau d’Alice, il régnait en maître, il charmait sa solitude de soi-disant écrivain. Il est bien connu que tous les auteurs, les poètes, les scribouillards, qu’ils soient célèbres ou pas, aiment les chats.
Au fond de moi-même, j’étais un peu jaloux aussi de ce chat qui était aimé d’Alice. Cependant, aujourd’hui, ce vulgaire félin qui n’était ni un Persan, ni un Chartreux pas même un Abyssin galvaudait notre journée.
Alice enfila des sandales et moi je m’apprêtais à rechausser mes souliers que j’avais délaissés la veille au pied des marches. Alice, rouge de colère contre son animal, m’arrêta dans mon geste :
« Cette odeur !... Le chat !... » elle bafouillait de honte, elle déglutit avec difficulté.
« Quoi, le chat ? » vociférai-je, n’ayant pas décelé sa gêne.
« Le chat !... il a uriné dans tes chaussures !... » avoua-t-elle penaude.
« Quoi !... » je m étranglai de rage.
« Il est jaloux !... Il a uriné dans tes mocassins !... »
Elle émit un petit rire qui se cassa net devant mon air ébaubi.
L’humeur me prit à la gorge, j’étais furieux : la cravate, les souliers, c’en était trop ! Je n’étais pas prêt à me laisser faire. Il fallait que je me montre, il fallait que ce maudit félin comprenne qui allait être le Maître dorénavant, il fallait que je frappe fort. Au Moyen-âge, pour moins que cela, on l’aurait brûlé vif pour sorcellerie, ce suppôt de Satan !...
Comme une furie, (il avait bafoué mon amour-propre, il m’avait ridiculisé), j’attrapai mes chaussures que je lançai sur ce bâtard arrogant et manipulateur. Il sortit de la maison à la vitesse de l’éclair tout en crachant des « psitt … psitt… » coléreux.
Et, sous le regard médusé d’Alice, et, trucidant des yeux ce démon qui s’était réfugié dans un arbre du jardin, je jetai le couffin du « Jaloux » sur la pelouse … et je pissai dessus.

Troisième prix 2014 : Valérie Prot pour "La crise de la vocation"

texte de Valérie Prot

Ce matin, je n’avais pas envie d’accompagner Maman, mais ce n’est pas le moment de la contrarier. En décembre avec Noël qui approche, il vaut mieux la jouer stratégique comme dit le nouveau de la classe qui est drôlement fort aux échecs, le lundi après la cantine.
J’étais assis à côté de Maman et j’essayais de me tenir correctement. Il faut dire qu’à la messe, c’est toujours le même qui fait des discours, alors, en attendant la fin, j’ai regardé autour de moi.
La dame qui sent le produit que Papa met pour tuer les mites avait sorti ses gros bijoux brillants. Elle a presque le même collier que les chanteuses de quand Mamie allait au bal.
Avec Mamie, c’est simple, chaque fois qu’elle faisait quelque chose, c’était « à l’époque », c’est-à-dire dans les années « à l’époque ».
Le collier de la dame, c’est comme de la chaîne de vélo dorée mais sans graisse. Elle sent bizarre mais elle est gentille.
Ma voisine de banc, c’est différent. J’ai vu des pattes de bête sur son épaule. Des pattes qui m’auraient sauté dessus si elles avaient été vivantes. C’était un peu comme les animaux écrasés sur la route quand on traverse la forêt : tout raplapla.
Au bout d’un moment, il a fallu se lever. J’ai fait comme les autres. Ma voisine a collé ses mains sous son menton pour prier. Elle s’y connaît en messe, elle sait exactement ce qu’il faut faire. J’ai fait pareil. J’ai monté mes mains jointes un peu au-dessus de mon nez, j’ai fermé un œil et là, c’est comme si j’avais eu un viseur. J’ai replié tous mes doigts sauf le majeur et j’ai visé une croix accrochée au mur. Un vrai flingue, mieux que les cow-boys. En plein dans le mille.
Je n’ai pas eu le temps de finir. Maman m’a mis un coup de coude. Dommage, j’étais pourtant certain de dégommer tout le chemin de croix. Alors, pour me concentrer, j’ai pensé à Noël.
Hier, j’ai fait la crèche. L’an dernier j’avais cassé des personnages en plâtre, alors, j’ai pris un Playmobile pompier pour faire Joseph. Papa dit qu’il est un peu moderne, mais je trouve que ça ne se voit pas trop, en tout cas moins que l’âne qui a perdu une patte, en plus, c’est mieux qu’un santon car lui, il bouge les bras.
La musique a commencé. C’est une mamie qui joue de l’orgue avec les pédales. Sa robe remonte un peu et comme j’étais dans l’axe, j’ai vu ses chaussettes en nylon. J’avais envie de rire mais je la trouvais moins laide que l’autre avec son ragondin autour du cou.
Ce matin, c’était un nouveau curé, encore plus vieux que l’autre. Celui de d’habitude a une voiture et dès que la messe est terminée, il part au triple galop dans un autre village pour dire la même chose.
L’autre jour, Maman regardait un reportage sur le mariage des prêtres. Elle dit que s’ils avaient le droit de se marier, il y aurait davantage de vocations. Maman a raison car à l’école, on a étudié la reproduction avec les poules même que la maîtresse s’est fâchée parce que tout le monde rigolait alors que ce n’était pas drôle.
On voyait bien que la maîtresse n’avait pas envie de passer sa journée sur la reproduction. Elle était tellement en colère qu’on a fait des tours en courant dans la cour au lieu d’« éveil ». Donc, c’est vrai que maman a raison car j’ai bien compris que si les prêtres ne se mariaient pas, eh bien ils ne pourraient pas se reproduire et qu’à la fin, il n’y aurait plus de prêtres.
Le moment de prier est arrivé encore une fois. Prier, ça me repose mais parfois, je me demande si Dieu a les mêmes super-pouvoirs que Superman. Je sais que c’est un personnage un peu pour les gamins mais je ne veux pas vendre le mien à la brocante. Je préfère vendre les vieilles poupées de Maman. Je gagne de l’argent et je garde mes jouets. J’aime bien les retrouver par hasard quand Maman se met en colère et me dit de ranger ma chambre.
Le prêtre nous a demandé de prier pour notre Évêque et notre Pape. J’adore sa Bat-Mobile même si on dit une Papamobile, c’est la même que Batman. Je crois bien que le Pape c’est le papy du petit Jésus.
Quand on arrive au corps du Christ c’est qu’on va bientôt partir acheter des pâtisseries que je dois bien faire attention de pas renverser mais qui sont ratatinées quand Papa ouvre la boite en carton.
On a chanté une dernière chanson mais que les deux premiers couplets à cause de la crise de la vocation. Je me suis dit que prêtre, ça me plairait bien comme métier mais je crois qu’ils n’ont pas beaucoup de vacances et qu’ils ne sont pas trop bien payés alors, je vais faire pilote.

Premier prix 2015. Hélène Sanchez-Bassié avec Le Calligraphe

texte de Hélène Sanchez-Bassié

Je me nomme Peng Fei, j’ai passé quelques longues années à apprendre auprès d’un homme qui ne cherchait pas à être remarqué. Son mode de vie était sobre, ses vêtements modestes, sa nourriture frugale, sa parole juste et mesurée. Il était cependant apprécié et recherché par les notables de la ville qui avaient besoin de ses services car Maître Wen Hui – mais il ne tenait pas à être appelé maître – était un lettré.

Dans son pavillon, où entraient avec abondance toutes les nuances de la lumière du jour et des saisons, j’étais chargé de veiller à la propreté du lieu, à la préparation du thé, au changement des bâtonnets d’encens dont l’odeur purifiait l’espace et à l’entretien de ses quatre trésors, comme il les nommait : pinceaux, papier, encre et pierre à encre.
“Vois-tu, Peng Fei, ces trésors ne doivent pas simplement être considérés comme de simples objets, car ils sont avant tout le prolongement du corps et surtout de l’esprit de celui qui peint et qui écrit”. Ce type de phrases scandait mes heures de présence auprès de Maître Wen Hui qui les faisait suivre d’un long silence afin que, telles des flèches, elles atteignissent mon intérieur et y ouvrissent une brèche.
Je sentais bien que le pavillon devenait peu à peu l’espace d’une transmission dont je ne percevais pas toujours la profondeur car je voyais avant tout un homme, avare de paroles, maintes fois sollicité pour ses talents de peintre et de calligraphe qu’il monnayait pour vivre. Mais, lorsqu’il sortait du silence qu’il habitait, se révélaient alors les contours d’un haut niveau culturel et spirituel qui me fascinaient.
« Observe, écoute, intègre et vis » me distillait-il. Malgré ma jeunesse et ses effervescences, j’entrai par un inexplicable attrait et une subtile conviction, dans son sillage.
Je le regardais. Assis, droit, sur le ponton qui s’avançait au-dessus de l’étang calme, il respirait l’instant. Il se laissait envahir par le souffle vital qui nous meut, il devenait souffle, il devenait vie. Jour après jour, je m’imprégnais de l’immuable rituel qui précédait son entrée en calligraphie. La pierre à encre, un peu rugueuse, sur laquelle il frottait son bâtonnet pour qu’avec de l’eau il obtînt une encre fluide, le papier de riz et le choix délicat du pinceau. C’était alors que naissait l’ extase en découvrant l’unité entre l’homme et son instrument. Il se dégageait de Maître Wen Hui une paix profonde et une harmonie, écrins de la maîtrise du souffle et du geste. Le pinceau dansait sur le papier qui absorbait l’encre et révélait le trait spontané, parfait, unique et vivant car, dans ses moments de méditation contemplative, il savait capter, presque par transparence, la résonance de la puissante promesse enclose dans un bourgeon, celle des fines vibrations auditives et olfactives portées par l’air, celle aussi de la densité du paysage minéral dans lequel, immobile, il se lovait parfois. Cette étroite communion avec la nature semblait lui faciliter l’entrée dans l’intériorité de l’être. Attentif à la respiration de ce dernier, à la tonalité et à l’intonation de son discours Maître Wen Hui percevait la couleur et le rythme de ses sentiments, il recueillait son âme.
Quand il recevait des visiteurs importants ou d’autres lettrés, les propos de mon maître étaient empreints d’élégance et de raffinement. L’homme était habité et nourri de connaissance approfondie des textes spirituels et littéraires de notre culture. Il vivait de cette richesse qui donnait à ses paroles une force inégalée.
À son contact patient, mon esprit se métamorphosait, il s’ouvrait à d’autres pensées, à d’autres réalités. Je sentais d’autant plus la médiocrité, les bassesses, l’irréflexion et la bêtise. A l’instar de Maître Wen Hui, rompu aux subtilités de la rhétorique et de la pensée confucéenne dès son jeune âge, je faisais désormais mienne la conviction que les hommes perdent leur liberté quand les mots perdent leur sens.
Sans doute parce que le sens des mots était puissant, précieux et grave, Maître Wen Hui – révoqué jadis pour ses propos aiguisés à la pierre de vérité et exilé depuis longtemps dans cette province qu’il connaissait peu – venait d’apposer, au bas d’une missive apportée par un messager, son refus réitéré d’ entrer au service de Kuang An, le plus haut dignitaire de celle-ci, malgré la très forte rétribution promise. L’ambition, le mensonge, la corruption rongeaient et putréfiaient cet homme qui avait besoin d’ennemis car il aimait provoquer, s’opposer et anéantir.
Cette nouvelle audace de liberté clairement manifestée déplut et irrita Kuang An bien plus habitué aux obéissances serviles, nourries et abreuvées de peur.

Il choisit de se déplacer lui-même jusqu’ à l’humble pavillon. Maître Wen Hui traçait, en un acte de dévotion tout autant qu’artistique, un message unique et précieux sur le support noble et réservé aux grandes occasions qu’est la soie. Le pinceau en quitta la douceur et s’arrêta, suspendu entre ciel et terre, vidé de son encre. Le message était achevé.
Au même moment, une onde de violence et de colère annoncée par les pas du haut dignitaire et de sa troupe atteignit mon maître. Derrière un frêle paravent de bambou, figé par le bruit et la peur, je ne pus qu’être le témoin impuissant et démuni de cet échange intense de regards assourdissants qui était allé bien plus loin que des paroles elles-mêmes. Le sabre de Kuang An jaillit, immédiat et fou et sur le papier de peau de mon maître imprima sa haine viscérale. Le vieux corps s’affaissa, presque sans bruit, dans la fine épaisseur de son vêtement. Sa main, noueuse mais souple, retenait le pinceau. Leur union rendait témoignage.

Les pas, immondes et lourds, s’éloignèrent ; je me penchai sur le rouleau de soie et reçus l’héritage immatériel de Wen Hui : “ Laisse-toi imprégner par la beauté de tout ce qui vit. Habite-la, peins-la, écris-la. Elle seule te mènera à la vérité que tu cherches.”

Non loin de l’enveloppe de tissu que Wen Hui venait de quitter s’élevait – telle une calligraphie aérienne – le mouvement ascendant des volutes odorantes d’un bâtonnet d’encens qui traçait la voie céleste d’une âme d’exception.

Deuxiéme prix 2015 Guy Vieilfaut avec "Chronique d’un été"

texte de Guy Vieilfaut

Ma très chère,

Il faut qu’incessamment je vous conte cela. C’est l’extravagance la plus folle, la plus dénuée de sens qui survint jamais dans cette bourgade dont vous me gardez grief de l’affectionner sous prétexte qu’elle m’écarterait de votre tendresse.
Oyez donc cette histoire - et veuillez croire que je n’invente rien ! – qui, par cette douce soirée de juillet, met encore le branle dans notre petite communauté.
Vous connaissez Antoine ? Mais si, souvenez-vous, l’Antoine à Sidonie Bergeat. Un gaillard, s’il en est, volontiers figurant bénévole dans la queue à la boulangerie pour peu qu’y patiente quelque jeune touriste point trop vêtue (Que voulez-vous, c’est la mode…) dont les convexités seraient susceptibles d’épouser la concavité de ses paumes. Quatre-vingts ans aux vendanges et plus curieux de la chose qu’un puceau au trou de la serrure. Tout le monde s’en gausse, sauf Sidonie, bien entendu. Avec cela un peu buveur, indécrottable braconnier… Sa femme affirme à qui veut l’entendre que si l’on ajoute une quinzième station au Chemin de Croix, elle lui sera consacrée, à elle, Sidonie ! Peut-être vise-t-elle un peu haut, mais certains jugent que ses prétentions ne sont pas infondées.
Eh bien, figurez-vous qu’à la suite des orages de la quinzaine passée, chacun du village s’en fut à la quête des cèpes à chapeau brun. Qui dans les friches, qui dans les bois communaux. Maigre récolte en vérité, sauf pour l’Antoine dont la cagette débordait. Sidonie, fine mouche et connaissant bien son homme, avait flairé le subterfuge mais elle se garda bien de récriminer, toute au contentement des fricassées à venir.
Antoine, le lendemain, de repartir muni de deux cagettes cette fois et fort de l’assistance de son petit fils, le jeune Adrien. L’heure méridienne approchait quand le tumulte naquit au bas du village. Comme tout un chacun, je m’enquis des raisons de ce tohu-bohu : Adrien était là, gesticulant et pérorant cependant que Sidonie filait, ventre à terre, ce qui lui est chose aisée, en direction du Domaine.
La suite mérite bien que vous me prêtiez l’oreille. Il s’avère que ce gredin d’Antoine remplissait ses cagettes sans vergogne en pénétrant dans le domaine de monsieur Charvet, nonobstant les grillages et les pancartes avisant les quidams de la présence de pièges à feu, pièges à loups et autres douceurs du même tonneau.
Plus malin que les autres, l’Antoine ? Voire… ! Ce jour-là, il ne l’avait pas détecté le piège à loups, du moins pas avant que les mâchoires d’acier ne se refermassent sur son tibia !
Ah, le grand malheur ! La jambe sectionnée net à quinze centimètres au-dessus de la cheville, il gisait là-bas, bien incapable de rentrer seul.
Vous me direz que l’accident aurait pu tourner plus mal encore : supposons que le piège eût broyé la jambe valide au lieu de la prothèse remplaçant le membre d’origine oublié sous une roue de tracteur ? Pour le coup, l’Antoine se retrouvait cul-de-jatte, ou quasiment.
L’air penaud de l’amputé qu’on ramenait au bercail, soutenu sous les aisselles, ne se raconte pas. Pas plus que la rage froide de Sidonie qui suivait la procession en marmottant des patenôtres dont je ne jurerais pas qu’elles étaient fort chrétiennes. Ah, le bougre ! Le démon ! Elle regrettait bien que le piège eût été trop bas pour lui couper…
Visiblement, Sidonie ne se contrôlait plus, mais le paroxysme fut atteint en soirée quand l’invalide osa évoquer le remplacement de la prothèse. Il ferait beau voir que l’argent du ménage servît à effacer les conséquences des facéties du clampin sans cervelle qui lui tenait lieu de mari ! Qu’il se débrouille avec la vieille paire de béquilles qu’on voudrait bien lui prêter !
— Pas un sou, t’entends, pas un sou !...
J’ignore s’il entendait, mais le village en entier se délectait des invectives s’abattant sur le chef de l’incorrigible comme grêlons sur vigne neuve.
Pas d’Antoine dans le bourg les jours qui suivirent et Sidonie s’efforçait d’éviter les commères qui s’apitoyaient, toutes gloussantes, sur le malheur frappant son époux.
— Il ne souffre pas trop, au moins ? s’enquéraient-elles, la lippe gourmande et l’œil plissé.
Dire que ce n’était que prémices à bien pire !

Lorsqu’elle revint au logis, ce dimanche après la messe, Sidonie se crut victime d’une hallucination : sa table Louis-Philippe, orgueil du mobilier, s’efforçait vainement de dissimuler sous la nappe l’horrible mutilation qui compromettait sa stabilité. On avait scié un de ses pieds !
Le « on » paradait au jardin, s’exerçant au bon emploi de ce pilon tout neuf, fleurant encore bon la cire de la mère Sido et qui, ma foi, valait bien leur prothèse en plastique à gradation progressive auto-contrôlable et tout le saint frusquin.
C’est héréditaire probablement : notre Sidonie a le cœur solide, ce qui lui permit d’échapper à l’infarctus. Les voisins, qui n’écoutaient pas mais étaient bien contraints d’ouïr, m’affirmèrent que ce qui advint par la suite relevait de la geste antique, tant au plan sémantique que du vocabulaire !
Toujours est-il que l’homme au pilon, ingambe mais ravagé par la tornade matrimoniale, se retrouva au mitan de sa courette, bien en peine de franchir un seuil désormais interdit : tant que la table n’aurait pas retrouvé son intégrité physique, Antoine serait banni du foyer. Le cellier lui restait ouvert dans lequel Sidonie lui déposerait vivres et couverts.

Nous en sommes là de cette aventure que d’aucuns n’hésitent pas à comparer à l’affaire Dreyfus tant elle divise les ménages les plus unis. Certains imaginent l’Antoine passant l’hiver ( le passerait-il, seulement ? ) à grelotter dans sa cahute. D’autres l’estiment justement puni pour avoir disposé indûment d’un bien relevant de la dot de sa femme. Des paris dit-on, mais je n’ose le croire, sont ouverts dans l’officine du pharmacien. Sidonie y serait donnée gagnante à sept contre un, ce qui me semble raisonnable.
En attendant les prolongements de cette tragédie, dont je ne manquerais pas de vous tenir informée, je vous livre cette réflexion du brocanteur, qui pourrait faire office de moralité :
— Au fond, l’Antoine il est chanceux pour sa patte folle, Sidonie aurait pu avoir une table Louis XV, tu vois le tableau !...
Comme quoi, le pire n’est jamais certain. Nous reconnaissons là ce vieux fond de sagesse qui fait le charme de nos campagnes.

Vous admettrez, ma très Chère, que l’ennui ne me menace pas, bien que notre éloignement me mélancolise quelque peu.
Votre affectionnée.

Trosième prix 2015 Moi, jadis un héros de Stéphanie Grousset-Charrière

texte de Stéphanie Grousset-Charrière

Il était une fois… Cela commençait toujours comme ça.
Il était une fois, il y a très longtemps, dans une contrée fort lointaine… La voix de maman s’étirait près de moi, je pouvais sentir son souffle tiède sur mon visage. J’aimais qu’elle soit si proche, après m’avoir bordé, caressé les cheveux, embrassé le front. Elle sentait bon. Son parfum avait la douceur d’une soirée d’automne. Quand il m’enveloppait, je me sentais bien, comme blotti au coin du feu, à picorer des châtaignes grillées ou des zestes d’oranges confits en sirotant un lait chaud à la cannelle. Au plus profond de la forêt, dans une minuscule chaumière de bois, vivait un tout petit garçon qui s’appelait Julien…

Julien, c’est mon prénom. Maman aimait bien l’utiliser dans les histoires qu’elle m’inventait. Dans sa bouche, il prenait une saveur merveilleuse. J’étais fier. Le héros de ses récits vivait toujours d’incroyables aventures avec malice et brio.
Elles m’ont tellement manqué ces folles histoires de maman quand tout a basculé.
Le drame est survenu lorsque j’avais huit ans.
Maman n’est pas morte.
Seule sa voix m’a quitté.
Elle m’a abandonné dans le silence.

Comme toutes les autres voix d’ailleurs, celles de papa et de mes frères, celles de la maîtresse, de mes camarades de classe, celles des passants dans la rue, des commerçants dans les boutiques, du chauffeur de bus qui plaisantait tout le temps et celle de la boulangère qui m’offrait toujours une chouquette en souriant jusqu’aux oreilles.
Comme tous les autres sons aussi, le bip-bip du réveil des parents indiquant qu’on allait bientôt prendre le petit-déjeuner ; le sifflement de la bouilloire quand maman s’installait pour une matinée de lecture ou de peinture ; les sempiternels « A TABLE ! » ; le ronronnement de la cafetière qui annonçait la sieste ; et le soir, le grincement de la porte d’entrée à l’heure où papa rentrait de sa journée de travail et qu’on dévalait tous les trois le couloir pour lui sauter au cou ; mais aussi les moteurs de voitures qui me retenaient de traverser une rue, les coups de klaxons, les sonnettes de vélo, les rires, les cris, les Beatles et Vivaldi… la vie.
Brutalement, plus rien.
Juste les va-et-vient d’un ballet quotidien sans mélodie, des vibrations indéfinissables, de vagues secousses d’origine inconnue, des images sans le son.
Sans la vie, pensais-je.

Je ne suis pas mort ce jour-là, mais je me disais que c’était tout comme.
Un soir, je m’endormais après une aventure héroïque aux voix multiples ; le lendemain, je m’éveillais dans mon lit sans qu’un seul bruit ne retentisse. Je jetai un œil au réveille-matin, 7h49. Dans vingt-et-une minutes, il faudrait partir à l’école. Comment mes frères pouvaient-ils être si discrets ? D’habitude, ils criaient dans le couloir, cherchaient leurs affaires, frappaient pressement à la porte de la salle de bain ou à celle des WC. Et maman ? Avait-elle oublié de me réveiller ? M’étais-je rendormi quand elle avait ouvert la porte pour me dire « debout debout ! » comme chaque matin ?

Au petit-déjeuner, mes parents s’agitaient, me faisant de grands signes d’un air agacé. J’observais ces deux grands pantins, articulant leurs mâchoires et leurs bras, sans voix off pour leur donner sens. J’ai d’abord cru à une blague étrange. Mais soudain, ils ont échangé un long regard, avec les sourcils froncés, puis ils se sont assis en face de moi. Je voyais bien qu’ils me questionnaient car leurs lèvres bougeaient et leurs yeux me pressaient de répondre. Je compris que le problème venait de moi.
Je n’entends rien, déclarai-je, inquiet.
Mais les syllabes s’étaient égarées dans ma bouche et je vis qu’ils n’avaient pas compris.
Je n’entends rien, répétai-je.
Là encore, les mots restèrent sans résonance. Je tentais encore et encore de les dire à voix haute, de toutes mes forces, tant et si bien que je vis mes parents se boucher les oreilles et pourtant, je n’avais rien pu entendre de mes propres paroles.
J’étais prisonnier de mon silence.

Ce jour-là, je ne suis pas allé à l’école. Maman m’a gardé à la maison, affichant toute la journée ce petit pli que je n’aimais pas au milieu de son front, celui qu’elle avait quand elle était soucieuse. Le médecin de famille est passé. Il m’a examiné, a parlé avec maman qui se rongeait les ongles. J’ai eu des gouttes dans les oreilles pendant une semaine. Puis de nouveaux examens, à l’hôpital cette fois. Je n’ai pas bien compris ce qui m’arrivait pendant quelques temps, jusqu’au jour où j’ai surpris maman en larmes sur le canapé, dans les bras de papa. En me voyant, elle m’a serré tout contre elle, très fort, un peu trop fort. Elle m’a embrassé les joues, les yeux, le front et m’a serré encore et encore. Papa a dû voir qu’elle me faisait un peu mal parce qu’il la prise par les épaules et a ramené son visage contre son torse. Elle pleurait encore plus fort, ça se voyait parce que son corps avait de violents soubresauts, secoué par un séisme intérieur qu’elle ne contrôlait pas du tout.

Je suis allé me servir une grenadine parce qu’il y a des moments dans la vie où une grenadine s’impose. Un courrier de l’hôpital reposait sur la table de la cuisine. C’était des résultats d’analyses adressés par le docteur Delouis. Il y a toujours des gens comme ça, qui ont le nom qui sied à leur profession. Le médecin employait des mots compliqués qui se gravèrent pourtant dans mon cerveau comme les clés d’un mystère à résoudre. Il évoquait des facteurs cliniques et audiométriques qui, selon lui, permettaient de conclure à une surdité brusque idiopathique.
Voilà, du haut de mes huit ans, la conclusion s’imposait : je n’étais plus un héros, j’étais un idiot.

Après ce jour, je n’ai jamais plus été le même enfant. Je me repliais sur moi-même, évitais les autres, rejetais ceux que j’aimais pour leur épargner ma compagnie et pire que tout, je refusais même l’histoire du soir, au détriment des effluves orangés des tendres câlins maternels. La lecture ne pourrait jamais remplacer la voix de maman.

Aujourd’hui, bien des années ont passé, je suis un vieux monsieur à présent. J’ai appris à vivre avec ma surdité idiopathique, c’est-à-dire sans origine avérée, en traversant moult péripéties et bravant bien des obstacles. J’ai appris à lire sur les lèvres, à parler sans entendre ma voix, à ressentir mon environnement. Je me suis réconcilié avec les livres en découvrant le plaisir de lire et celui d’écrire, par l’évasion des mots, les délices de l’imagination. J’ai partagé cet amour avec mon entourage et mes proches. Enfin, plus important que tout, j’ai appris à aimer ma vie et mon silence. Ainsi je l’écris noir sur blanc, car cela doit être lu et dit haut et fort : je le sais maintenant, grâce aux histoires folles de mon enfance, l’ensemble des épreuves que j’ai surmontées atteste indéniablement que je suis un héros.

Premier prix 2016 pour Le dit d’Emma de Catherine Pin

texte de Catherine Pin

 Nous étions sept enfants et nous dormions tous dans la même chambre. Sept garçons stupides et misérables. Sept qui ne voyaient jamais venir l’instant fatidique et inéluctable, où leurs géniteurs indignes et affamés prévoyaient de les abandonner dans la forêt hostile. Parents qui, chaque année de misère, mettaient au monde une nouvelle bouche à nourrir. Sept garçons qui ne voyaient pas plus loin que le bout morveux de leur nez. Pas un pour remarquer le regard fuyant, l’épaule basse, la démarche traînante du père louvoyant entre les arbres. Pas un pour s’étonner de la voix subitement enthousiaste de la mère les engageant dans le couvert ombreux, riche de promesses factices de baies abondantes et sucrées ou de champignons succulents.

C’était toujours de cette façon que ma grand-mère Emma commençait l’histoire du petit Poucet. Et ravie, j’en redemandais. Chaque soir apportait une variante au conte.

 Nous étions sept enfants et nous dormions tous dans la même chambre. Sept filles grasses et dodues, nourries de lait, de miel, et d’un peu de chair fraîche. Sept petites princesses potelées que l’on bordait le soir dans le grand lit chamarré, une couronne dorée délicatement posée sur leurs fronts bouclés. Sept merveilles adorées par leur ogre de père et leur maman ogresse. Lit de plumes, bois précieux, veilleuses parfumées, la chambre était digne d’un palais. Sur les tables de chevet les fruits confits et les sirops prenaient sous la lampe des teintes ambrées.

Par Emma revisitée, la forêt devenait le lieu de toutes les fantaisies. Les cailloux blancs brillaient sous la lune, traçant sur la mousse des arabesques étincelantes. Et le pain émietté nourrissait tant d’oiseaux, que les bois en bruissaient de mille gazouillis.

L’ogre était débonnaire, et l’ogresse si grosse qu’elle roulait dans les pentes, tout en pleurant de rire. Ses larmes étaient des perles, ou parfois des diamants.

Quant au petit prodige, pas plus haut que trois pommes, il était si malin que, chaque jour de famine, ses parents devaient se creuser la cervelle pour inventer des pièges ou élucubrer des mensonges plus gros que des maisons.

Un conte de trois pages pouvait nous tenir en haleine une bonne semaine. Presque deux pour le Chaperon Rouge avec sa chevillette, sa bobinette et son aïeule dans l’estomac d’un loup habillé de dentelles. La grenouille orgueilleuse qui rêvait d’être bœuf nous a accompagnés toute une randonnée, sept heures et un bon dénivelé.

Emma était ma grand-mère poète. Jamais un repas à l’heure, pas de pantoufles, un grand jardin fouillis, un atelier sous les combles, de la peinture au bout du nez.

Les enfants et les chats étaient ensorcelés. On en trouvait parfois endormis dans des châles, au milieu des pinceaux et des fleurs séchées.

Quand nous avons grandi, elle nous a écrit. Des milliers de billets, des mots doux, des sentences pour rire, des poèmes japonais. Trois traits de plume pour l’oiseau en plein vol, une aile de papillon esquissée d’un pinceau léger, une simple pâquerette dans un papier de soie. C’était un jeu de piste, qu’on suivait au hasard. Un indice, ici, près du bol sur la table cirée, un autre entre deux pages du livre oublié, une plume déposée au bord de l’oreiller, une recette esquissée sur l’ardoise au coin du potager, un œuf en porcelaine tout peinturluré dans le nid des pondeuses, et un pied d’artichaut faisant le fanfaron au milieu des pivoines ou parmi les soucis.

Et des histoires toujours, qu’elle nous envoyait dans des petits carnets, si pleins de drôlerie que la grisaille du lycée, malgré tout son ennui, était illuminée.

Avec le temps elle s’est ridée comme une pomme de reinette. Elle en avait l’odeur aussi. Mais le rire pétillait toujours au coin de l’œil et, si la main tremblait, si le pas hésitait parfois, le sac à merveilles était toujours rempli.

Elle était devenue la grand-mère de tout le quartier, celle de nos copains, celle de nos amoureux aussi. Elle posait sa main sur leur bras. Ils se croyaient des princes et partaient, sans un regard pour nous, visiter son domaine. Un arrêt pour saluer les mésanges, un autre pour les roses. Elle cueillait trois pommes, récitait un poème, fredonnait un refrain, leur parlait des étoiles, et puis leur murmurait combien elle nous aimait.

Un jour enfin, il y eut nos petits, assis en rond sur le tapis, le pouce dans la bouche, de grands yeux éblouis. La voix était un peu cassée, mais le rire cristallin.

 Nous étions sept enfants, sept petits garçons un peu sales qui dormaient dans la même chambre et n’avaient pas trop le temps de se laver, ils avaient tant à faire : des cailloux blancs à préparer, des miettes de pain pour les oiseaux affamés, des petits cadeaux à envelopper pour sept petites princesses qui là-bas dans la forêt les attendaient sagement sous leur couronne dorée…

Elle est partie hier. Au pays des elfes et des fées, elle s’est fondue dans la voie lactée. Le conte n’est pas terminé. Il reste tant de fins à inventer, tellement de pages à illustrer, et de poèmes à murmurer.

Et sur le chemin de la forêt, quittant leur chambre misérable où tous les sept ils dormaient, les petits garçons abandonnés serrent sur leur cœurs des paquets enveloppés de papier enrubanné. Dans leur main brillent des petits galets blancs, polis d’avoir été tant et tant de fois caressés. Ils suivent le petit Poucet. Dans la clairière, les couronnes de sept petites princesses brillent sous la lumière tamisée.

Emma les attend dans son cercueil doré.

Deuxiéme prix du Concours 2016

texte de Bernard Marsigny

Joyeuses condoléances

C’est Martine qui m’avait mis l’annonce sous le nez pendant que je regardais le foot à la télé.
 Tiens, c’est pour toi, elle a dit, si tu pouvais t’arracher un peu. Je te signale qu’on va avoir besoin d’argent avant longtemps.
C’est sûr qu’avec le mouflet qui se prépare, il va falloir gérer finement les fins de mois.
L’annonce disait : « travail facile, bien rémunéré, formation assurée, embauche immédiate ».
Tel que c’était écrit, c’était vraiment un truc pour moi. Si ça paye, pourquoi pas ? En plus aucun diplôme n’était exigé. Ce qui m’arrangeait, parce que les diplômes, c’est pas ce qui encombre le plus mes étagères.

Je me suis donc présenté à l’adresse indiquée. Le patron m’a regardé longuement, m’a expliqué qu’il s’agissait surtout de « portage ». Il m’a dit aussi que si je voulais le job, j’avais intérêt à changer impérativement de look. En termes clairs je dois être sapé nickel pour plaire à sa clientèle. Pour la suite, on verra…
Je l’aurais bien envoyé se faire foutre, mais j’ai rien osé dire. Ce boulot il me le faut. Je suis prêt à tout, même à me déguiser. Tout ça, parce que Martine a oublié de prendre sa pilule !

J’ai donc filé chez mon père. C’est-à-dire que je l’ai d’abord récupéré chez « Marinette », le bistrot en face de la poste. Depuis qu’il est veuf, c’est son quartier général. Je l’ai chopé entre le petit Mâcon blanc du matin et l’apéro précoce de 11 heures et l’ai ramené en équilibre instable sur la mob jusqu’à chez lui. On ne peut pas dire qu’il était ravi de me voir. Depuis des années je joue les météores. Il devait penser que je venais une fois de plus le taper de quelques centaines d’euros pour terminer le mois. Alors quand il a su que je venais simplement lui emprunter son costard noir, il a été comme soulagé.
 Mais tu prends tout ce que tu veux, il a dit.
Pour que je parte plus vite, il m’aurait, pour un peu, donné toutes ses fringues.
J’ai donc essayé le costard paternel. Depuis le temps qu’il est dans l’armoire, il sent un peu le renfermé, mais en l’aérant bien, ça pourra aller. J’en ai profité pour lui piquer sa cravate noire. Avec la dernière chemise blanche qui me reste et en cirant un peu mes pompes, ça devrait le faire.
Je me suis regardé dans la glace :
 Putain ! j’ai dit, il y a encore du boulot !
À la maison, la transformation du bonhomme a continué. Le gros problème, c’est ma crête de vingt centimètres de haut qui tient toute droite sur mon crâne, bien raide avec du gel. J’en suis fier. J’y tiens à ma crête. De tous les copains c’est moi qui ai la plus impressionnante, surtout qu’elle est teintée rouge et verte en dégradé. Je la soigne, c’est l’œuvre de Martine qui est coiffeuse-apprentie-stagiaire. L’ennui c’est que, même mouillée, elle refuse de se plaquer d’un côté ou de l’autre de mon crâne. Ça va être chaud. Je n’arrive pas à faire aussi « civilisé » que souhaité.
On a tout essayé.
 Faut tout raser, a dit Martine, sinon on s’en sortira pas.
Elle m’a tondu.
Ça m’a fait drôle.
Avec le crâne rasé j’ai tout l’air d’un nazi. Ça devrait plaire au patron. Après j’ai enlevé les piercings que j’ai aux oreilles, aux narines et aux arcades. Pour mes tatouages pas de problème. Avec la chemise à manches longues on ne voit rien.
Martine a trouvé que j’étais pas mal du tout en costard noir et que j’allais même faire un papa très convenable !

En me voyant, le Patron a fait la moue et a dit que pour cette fois ça pourrait aller, vu qu’il n’avait personne d’autre sous la main. Les trois autres avec lesquels je vais bosser, sont habillés eux aussi en lugubres. On a fait connaissance. Léon, le plus vieux, a déjà vingt ans de boîte. C’est lui qui m’a pris en charge :
 Tu fais exactement comme nous. Tu regardes et tu imites. Et surtout au moment de déposer le cercueil au fond, tu tiens bien la corde, pour qu’on puisse le descendre en douceur. T’as compris ?
Évidemment que j’ai compris ! Même si sans ma crête j’ai l’air d’un dégénéré, j’ai le cerveau qui fonctionne encore.
Joseph, l’autre collègue, a confirmé que c’était un boulot sympa, que ça nourrissait relativement bien son homme ( ça se voit !), que les pourboires amélioraient bien les choses et qu’en cette saison, ce n’était pas « la morte saison » ! C’était de l’humour. Ils se sont marrés. Ils savent rire dans la profession ! Le troisième larron lui n’a rien dit. Il comprend à peine trois mots de français. Il doit être Tchèque ou Hongrois ou un truc comme ça. Il marche au geste pas à la voix, mais ça fonctionne. Voilà, c’est tout. Ma formation est terminée.

À 10 h on a amené le colis à l’endroit prévu. Il y avait foule. C’était le patron le chef d’orchestre. Il m’avait mis à l’arrière gauche. Normal je débute, ce n’est pas à moi de donner le tempo. Je me suis concentré. Mon avenir professionnel en dépendait. C’était impressionnant tout ce monde. Pour ma mère on était une petite dizaine tout au plus. C’était plus intime. J’ai pensé à elle. Elle aurait été fière de me voir porter le mort avec autant de dignité. On a déposé la caisse au milieu des fleurs. Le patron était superbe de gravité. On avait l’impression qu’il venait de perdre d’un coup toute sa famille dans un accident, mais qu’il dominait bien sa douleur. La classe ! On pouvait croire qu’il faisait partie de la famille du défunt. Chapeau ! Il n’y a pas à dire, un pro de la tristesse ça ne s’invente pas d’un coup de baguette magique.
La cérémonie a commencé. Nous, on a attendu dans le fourgon.

Et puis ce fut le cimetière. On avait presque fini. On attendait plus que le signal pour descendre le bonhomme dans son trou. Mais il a fallu qu’un gugusse fasse encore un dernier petit discours et qu’il commence en disant :
 Mon cher Gaston Rabichon… »

En entendant ce nom, j’ai cru rêver.
Ça a fait méchamment tilt !
C’était à n’y pas croire : Gaston Rabichon !!! C’était Gaston dit « Gaston le rat », dit « Gaston la chopine » et aussi « Gaston la salope », cette vieille connaissance qui n’avait jamais pu me blairer et qui m’avait pourri la vie pendant deux ans jusqu’à me faire queuter mon C.A.P ! Si j’ai aucun diplôme, c’est bien de sa faute.
« Et c’est toi, mon cher Gaston que nous inhumons aujourd’hui dans la plus profonde douleur ! » a dit l’orateur.
Tu parles ! Et c’est moi qui suis chargé de le mettre dans le trou, ce salopard. Un comble !
Ah bonjour les coïncidences !!!
Tout est remonté d’un coup en surface : les vexations… les brimades… les menaces… les sous-entendus à la con… ses sourires de vieux vicieux… et tout le reste…
Alors, je sais pas ce qui s’est passé, mais j’ai bêtement échappé la corde qui retenait le cercueil. Rabichon Gaston a basculé d’un coup, direct au fond du trou, presque à la verticale. Atterrissage brutal ! Je l’ai imaginé dans sa boîte, la tête en bas. A tous les coups il me balançait son traditionnel : « Ça ne m’étonne pas de vous, mon pauvre Julien, vous ne serez jamais qu’un incapable, un bon à rien, un inutile, un raté… etc. etc… » Et moi, je lui répondais aussi sec : « Oui M’sieur et moi je vous emmerde : et en plus je vous dis : joyeuses condoléances !!!… ».

Sur ce, j’ai pas pu faire autrement, j’ai éclaté de rire et me suis marré comme une baleine…à pas pouvoir m’arrêter…


J’ai pas été reconduit dans mes fonctions.
J’ai pas été payé.
Mais j’ai pas regretté !


Troisième prix du concours 2016

texte de Stéphane Violin

Chaque adulte garde en mémoire les lieux qui ont marqué son enfance. Il lui suffit de fermer les yeux pour les visualiser et faire aussitôt resurgir les émotions qui y sont rattachées. Lorsque je me plonge avec nostalgie dans les entrailles de mon enfance, un lieu imposant occupe tout l’espace : le château de mon père.

Mon père se lança dans une aventure de châtelain peu après mes 6 ans. Un soir de début d’automne, il quitta brusquement notre appartement, une lourde valise noire à la main. Ses yeux étaient embués lorsqu’il nous embrassa une dernière fois, mon frère, ma soeur et moi, avant de franchir la porte de l’appartement familial situé dans un immeuble gris et austère surplombant le périphérique parisien. Il devait être trop pressé pour nous donner les raisons de ce départ soudain. Ma mère s’en chargea donc : papa envisageait d’acheter un magnifique château à une trentaine de kilomètres de chez nous. La voix chevrotante, elle nous expliqua ensuite que nous ne pourrions pas « pour l’instant » nous y installer avec lui. Puis, prenant un air mystérieux, elle nous murmura que, comme dans les contes qu’elle nous lisait le soir, mon père avait dû accepter de se soumettre à une épreuve pour pouvoir devenir le propriétaire de cet endroit : y vivre seul pendant trois mois. L’épreuve, aussi difficile soit-elle à endurer pour toute la famille, comportait une clause qui nous redonna un timide sourire. Deux dimanches par mois, nous pourrions rendre visite au châtelain.

Encore aujourd’hui, je pose un regard et des mots d’enfant sur nos escapades dominicales. A l’heure où les gens se pressaient dans l’église de mon quartier pour y vénérer leur dieu commun, nous partions donc en voiture en fin de matinée célébrer un dieu qui n’appartenait qu’à nous. Le château de papa m’impressionnait car il était situé au milieu de nulle part, entouré de champs à perte de vue. Une route très rectiligne, bordée de gigantesques peupliers que maman trouvait « raides comme la justice », nous conduisait aux abords du prestigieux édifice. Collé à la vitre latérale de la voiture, j’apercevais entre les arbres les deux donjons placés aux extrémités de la façade. Il n’était pas très joli le château de papa, me disais-je, les hauts murs étaient grisâtres et aucune décoration florale n’avait été prévue pour embellir les abords de la bâtisse. Lorsqu’on sonnait à la porte de l’immense entrée, ce n’était pas papa qui ouvrait. Le châtelain avait à sa disposition plusieurs majordomes habillés comme des policiers. Avant de nous conduire vers papa, ceux-ci vérifiaient le panier de maman qui contenait des crêpes, du chocolat, des cigarettes, bref tout ce qui faisait plaisir à papa. Ensuite, ils nous emmenaient vers le salon où le seigneur des lieux nous recevait pendant deux heures. Il faisait froid dans cette pièce mais la chaleur était dans nos coeurs, pensais-je. D’interminables parties de Monopoly égayaient ces moments de complicité retrouvée. Je me souviens que papa s’énervait toujours lorsqu’il devait s’arrêter à la case « Prison ». Il avait toujours le sourire. Pourtant, très tôt, j’ai compris qu’il n’était pas heureux dans cette demeure. La vie de château n’était manifestement pas à la hauteur de sa réputation. Papa regrettait de ne pas pouvoir nous faire visiter sa chambre. Cela devait faire partie de l’épreuve, concluais-je. Nous le quittions à regrets en milieu d’après-midi. Alors que la voiture de maman s’éloignait du château, je me retournais une dernière fois pour photographier mentalement l’endroit et en conserver le souvenir jusqu’à notre prochaine visite. Sous les remparts, bien au centre, on lisait cette inscription en lettres noires : « Fleury Mérogis ». Drôle de nom pour un château sans fleurs.

Finalement, la vie de châtelain ne plut pas à mon père. Il se plaignait du froid, de la saleté et de la solitude. Trois mois précisément après son départ précipité, il nous rejoignit donc à la veille de Noël et le bonheur reprit son cours dans notre modeste appartement. Les donjons et les remparts ne lui manquaient pas. Peu bavard sur son séjour dans la forteresse, il se contenta de nous dire un jour, la tête anormalement baissée, que « c’était une erreur, que tout le monde pouvait faire des erreurs ». Par cette phrase, il jeta définitivement cette parenthèse de sa vie et de la nôtre dans les oubliettes familiales. Trente années plus tard, il m’arrive pourtant encore de fermer les paupières pour entrevoir cet étrange château qui fit de mon père, le temps d’un automne, un héros de conte contemporain. Reviennent aussitôt à ma mémoire la valise noire, les odeurs de crêpes et les éclats de rire des dimanches. Mes yeux s’emplissent alors de larmes mélancoliques et le château finit par disparaître dans un épais brouillard.

Premier prix du Concours 2017

texte de Bernard Marsigny

La Hulotte

 Ecoute ma vieille, commença le Maire, maintenant il faut arrêter tes conneries. On m’a encore signalé que certaines plaques mortuaires avaient été endommagées. Tu vois à qui je pense ?

La « vieille », à laquelle le Maire vient de s’adresser, n’est autre que Mademoiselle Valentine Hulot, communément appelée « la Hulotte » ou « la Chouette ». Cette jeune fille prolongée avait même, un temps, été jeune, mais n’avait pas trouvé chaussure à son pied. Ce qui faisait dire à certains humoristes du village que les chaussures ont parfois du bon sens. Elle avait fêté la Saint-Valentin avec les autres, mais aucun Valentin n’avait, hélas, répondu à ses appels. Depuis cette époque elle avait donc entrepris avec succès une très belle carrière de célibataire résignée.

 C’est parfaitement faux, répondit Valentine, je n’endommage jamais rien. Je me contente d’écrire au dos de la plaque, c’est tout. Ce n’est pas un crime que je sache ?
 Et tu crois qu’écrire même au dos d’une plaque : « à mon amant, signé Gisèle. » va être apprécié de la famille du défunt ? Tu imagines la scène ?
 Je ne fais rien de mal, je rétablis simplement une vérité que tout le monde connaît très bien. De même lorsque j’ai complété la plaque de la Germaine Mouchet par un : « à ma tendre maîtresse, signé Louis » tout le village savait bien de qui je voulais parler. Il y avait assez longtemps qu’ils couchaient ensemble ces deux-là. Ce n’était plus un mystère.
 Ma pauvre Valentine ! Tu ne changeras donc jamais ? Tu ne pourrais pas te trouver d’autres petits plaisirs simples qui ne soient pas répréhensibles par la loi ?
 Quoi par exemple ?
 Mais je ne sais pas moi, la philatélie… le macramé… les mots croisés… l’alcool… !
 L’alcool j’ai essayé, j’ai été trop malade pour recommencer. Et puis je vais te dire, j’aime bien mes petites plaques mortuaires. Depuis le temps je m’y suis habituée. C’est un plaisir tranquille, innocent, gratuit, sans cesse renouvelé par de nouveaux arrivants. Un feutre noir, un peu d’inspiration, et hop, ma journée s’illumine. Je ne fais rien de mal, non ?
 Non, certes ! Seulement à chaque fois je suis obligé de dire au cantonnier d’aller effacer ce que tu as écrit. C’est pénible !!! Et puis pourrais-tu m’expliquer comment t’est venue cette manie de t’en prendre aux plaques mortuaires ?
 Très simplement. Tous les jours je vais sur la tombe des parents et ensuite j’aime bien faire mon petit tour dans le cimetière. C’est calme, fleuri, reposant. Au fil de mes promenades j’observe, je note, je m’intéresse, j’enregistre. J’ai pu ainsi établir le palmarès de la formule la plus communément choisie pour figurer sur la plaque-souvenir. Largement en tête on trouve l’indémodable « le temps passe, le souvenir reste », suivi de près par « ton étoile brillera toujours dans le ciel ». Là, c’est déjà du haut de gamme. Mais certains attristés, sans doute plus cultivés que les autres, investissent dans la poésie pure et font graver à grands frais cette suave supplique : « Lorsque tu voleras près de cette tombe, Fauvette, chante ta plus belle chanson ». Avec une envolée pareille on atteint au sublime. Ronsard, Musset, Hugo sont loin derrière et font figure de débutants. La poésie mortuaire a vraiment de beaux jours devant elle. J’espère que les auteurs de telles fadaises touchent au moins des droits. Ils le méritent amplement !
 Et c’est cela qui t’énerve ? demanda le Maire.
 Ce qui m’agace au plus haut point c’est surtout l’accumulation sur certaines tombes de toutes ces plaques additionnelles qui vantent d’une même voix les vertus du cher disparu. Sur celle de l’Antoine Meunier, par exemple, tous s’y sont mis, les chasseurs, les boulistes, les anciens d’Algérie, les amis de la S.N.C.F. Tous rappellent au monde entier combien le fraîchement enterré était un type exceptionnel, alors que dans la vie courante tous s’accordaient à dire que c’était un parfait connard. Comme quoi, il fait bon être mort. On gagne d’un coup beaucoup en considération. Et cela pour l’éternité. Ce qui est tout de même pas mal.
 Et alors ?
 Alors un jour j’en ai eu marre de toute cette hypocrisie post-mortem. J’ai décidé de faire le ménage. De donner un grand coup de balai, de rétablir la vérité. De me faire enfin plaisir. Et j’ai opté pour la discrétion en choisissant pour mes écrits l’envers du décor. Pour commencer, je me suis intéressée à la tombe de Lucien Lefort bien connu pour n’avoir jamais rien fait de ses dix doigts. Au dos de l’une des plaques qui encombraient sa dernière demeure j’ai marqué :
« Celui-là, c’est pas le travail qui l’a tué ! ». Puis je suis passée à côté, chez le Robert Laforêt dont une plaque affirmait : « ton souvenir restera toujours » . J’ai bien réfléchi avant de trouver la formule adéquate. J’ai rajouté : « ça, j’en doute ! ». Voilà comment tout à commencé. Et lorsque Gaston Leroux est mort je n’ai pas manqué l’occasion de lui rendre visite. Il a eu droit à un très spontané : « C’est pas trop tôt ! ». Il faut dire qu’entre nous il y avait depuis longtemps un sérieux contentieux.

Le Maire regarda sa vieille copine d’enfance avec beaucoup de tendresse.
 Dis-moi, Valentine, je voudrais savoir quelque chose.
 Dis toujours , mon grand , on verra bien !
 Si, par inadvertance, il m’arrivait de mourir avant toi, aurais-tu l’intention d’écrire quelque chose à mon propos, comme tu l’as fait pour les autres ? J’imagine que les plaques mortuaires ne manqueront pas pour rendre hommage au Maire dévoué et constamment réélu que j’ai toujours été. Tu auras donc le choix.
 Toi, c’est pas pareil. On se connaît depuis l’école. Je n’oublie pas que c’est toi qui me faisais mes problèmes. Tu auras droit à quelque chose de très gentil.
 Tu peux m’en dire un peu plus ?
 Mon cher, compte tenu de ta vie sentimentale passablement débridée et compte tenu aussi de tes nombreuses conquêtes passées, présentes et encore à venir, je pense que j’écrirai quelque chose qui résume assez bien le bonhomme.
 Comme quoi, par exemple ?
 Eh bien, à coté du traditionnel : « Ici repose Maurice Lelièvre, » j’ajouterai simplement : « chaud lapin ». Ça t’ira ?
 Parfait ! Je ne pouvais espérer mieux de ta part, ma chère Valentine. Mais il faudra cette fois prévenir le cantonnier de ne pas effacer cette belle formule qui me va droit au cœur.
Il y eut entre eux un long silence de connivence.
 Bien, revenons-en maintenant à ce qui nous occupe. Je crois qu’il est grand temps que tu arrêtes tes activités d’écrivain. Je pense que tes petits plaisirs coupables ont assez duré. Il faut savoir y mettre un terme en douceur. Pourrais-tu me promettre de ne plus recommencer et de laisser les belles plaques mortuaires de notre cimetière dans leur état d’origine ?
 Je te le promets. D’ailleurs je ne peux pas faire autrement, je vais être obligée de m’arrêter.
 Comment cela obligée ?
 La mère Maret n’a plus un seul gros feutre noir à vendre dans toute sa boutique. Depuis le temps je lui ai épuisé tout son stock et elle n’a pas pensé à le renouveler, cette gourde. Que veux-tu que je fasse sans gros feutre noir ? Je ne vais pas écrire au crayon !
 Comme quoi tout peut arriver ! Plus de feutre noir, plus d’écrits vengeurs de ta part.
 Mais oui, rassure-toi, mon cher Maurice, bientôt on n’en parlera plus.
 Comment ça bientôt ?
 Oui, j’ai encore un petit truc marrant à terminer pour la tombe du vieux Lucien Merle.
T’aurais pas un gros feutre noir à me prêter ? Le mien, le tout dernier, est presque à sec !

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