Planté devant le miroir de sa salle de bains, les sourcils en bataille, le gros homme avait beau pester et souffler, ses doigts arthritiques refusaient de boutonner correctement le col de sa chemise. Tapant du pied, il ouvrit la bouche pour crier “Bates, Bates, ici tout de suite”, mais réalisa juste à temps (et pour la centième fois au moins) qu’il était en retraite maintenant, et que son ordonnance n’avait pas souhaité quitter l’armée pour le suivre en tant que valet de chambre (il avait argué avec beaucoup de regret dans la voix que l’air des Highlands serait fatal à ses poumons —en fait, ce sont les hurlements du colonel qui lui tapaient sur les nerfs depuis trop longtemps pour qu’il ait la moindre envie de les supporter encore dans le civil ! Par ailleurs l’individu en question se nommait Wilson, mais le colonel exigeait de toutes ses ordonnances que les infortunés prennent le nom de Bates, en souvenir du premier Bates, son ordonnance quand il était jeune lieutenant). Le bouton roula sous la baignoire, après une trajectoire parabolique aussi parfaite que s’il avait été tiré par un obusier. Cette fois, le colonel hurla pour de bon un chapelet de jurons plus horribles les uns que les autres. Sa sœur Felicity accourut les bras au ciel “George, George, ne vous mettez pas dans des états pareils, voyons ! Que vont penser les voisins ? Et votre langage ! Comment osez-vous blasphémer ainsi le nom du Seigneur ? Reprenez-vous, voyons !”. Sir George W. McTrulloch, OBE, KCMG, DSO, colonel honoraire des Blues and Royals, le plus ancien régiment des Horse Guards de la Household cavalry, était maintenant tout piteux devant sa petite souris de sœur aînée, qu’il dépassait pourtant de toute la tête.
— Felicity, ma chère, je suis navré ! mais vois-tu, ce maudit bouton de col...
— Tout ce vacarme pour un bouton de col ? George, vilain garçon, vous devriez avoir honte ! Allons, donnez-moi cette chemise !
Le colonel s’exécuta en silence.
Une heure plus tard, resplendissant des pieds à la tête (bien qu’un peu mal à l’aise dans son costume civil qu’il considérait toujours comme un déguisement d’un goût douteux), le colonel monta dans son coupé et ordonna à son cocher de le conduire à la gare d’Inverness. C’était le début d’un long voyage : McTrulloch s’en allait …en Amérique ! Oui ! Il avait reçu un télégramme (un télégramme ! Quelle invention barbare, une estafette au galop avait tout de même une autre allure …mais pour traverser l’Atlantique ? “Oh, nuts ! après tout !” La modernité a quelque fois du bon, et puis le facteur était venu à Culloden Moors à cheval, tout de même !), un télégramme donc, expédié de Philadelphie par un Mr. Scott G. Magdebourg, attorney at law (quelle loi peuvent avoir ces sauvages de Yankees, ils ont osé quitter la tutelle de la Couronne britannique ? Une loi de bandits, sans doute). La teneur de ce message était proprement ahurissante : l’oncle Howard, cet oncle maudit chassé de l’armée pour avoir escroqué le mess, et qu’on croyait disparu à tout jamais… voilà qu’il venait de mourir sans enfant ni veuve ! Les actives recherches de Mr. Magdebourg avaient permis d’établir que son unique parent se trouvait être “un certain George W. McTrulloch, sujet britannique”. Voir son nom écrit ainsi, tout nu, sans son titre, sans son grade, sans les initiales témoignant de sa valeur, avait profondément choqué le colonel : How disgraceful ! Comment ce maudit paper pusher osait-t-il le désigner ainsi ! L’attorney demandait à “Mr. McTrulloch” de venir établir son identité et sa parenté avec le défunt, afin de recueillir son héritage, s’élevant en bonne monnaie à 654 884 guinées, 18 shillings et 9 pence !!
L’indécence de cette somme énorme avait d’abord rebuté le colonel, jusqu’au moment où Felicity lui avait rappelé qu’à chaque pluie un peu soutenue, tous les vases de la maison, et jusqu’aux pots de chambre, devaient être réquisitionnés et placés à des endroits stratégiques dans le grenier… L’aspect choquant de cette pénible situation avait finalement convaincu le colonel d’abandonner sa paisible retraite de Culloden Moors pour entreprendre le long voyage jusqu’à Philadelphie, via Inverness, Londres et Southampton.
Tout alla bien jusqu’à Édimbourg, où le colonel devait passer la nuit avant de prendre l’express de Londres. Le concierge de l’hôtel devait le réveiller à 6 heures très précises du matin, mais il faillit à son devoir (on ne peut rien attendre d’un civil), et ne frappa à la porte qu’à 6 heures et 6 minutes ! La colère du colonel n’arrangea rien, bien au contraire, et c’est avec 12 minutes de retard qu’il arriva sur le quai : l’express de Londres n’était même plus un panache de fumée noire à l’horizon.
McTrulloch faillit renoncer. Et puis Good gracious, no ! L’honneur des Blues and Royals commandait de poursuivre l’aventure, et de triompher des concierges, de la compagnie des chemins de fer et du monde entier, coalisés contre l’officier !
Londres, Londres enfin ! Mais, nouvelle déconvenue, l’express spécial Londres-Southampton était parti… à l’heure pour une fois ! Avec l’aide d’un agent de Thomas Cook and son particulièrement efficace (un ancien militaire, voilà pourquoi !), le colonel concocta ce plan, digne du cours de tactique du Joint Services Command Staff College1 : pendant que le steamer allait à Cherbourg prendre les passagers continentaux en route pour le Nouveau Monde, McTrulloch joindrait en train la côte ouest de l’Angleterre, un ferry lui ferait traverser le canal St George entre Pembroke Docks et Rosslare Harbour, en Irlande, et une voiture de louage le conduirait à Queenstown2, quelque 120 miles au sud, et dernière escale du transatlantique. Ainsi, by God, il arriverait à temps pour embarquer sur ce damné paquebot !
Aucun incident ne vint compromettre ce plan ni troubler le voyageur, qui atteignit Queenstown la veille de l’embarquement. Le steamer était encore en route, il devait arriver à 11h30 le lendemain, et lever l’ancre dès 13h30, après avoir embarqué les 120 passagers restants. Le colonel se fit conduire au Commodore Hotel, le meilleur de la ville selon Thomas Cook and Son… il faut dire que Queenstown ne possédait que cinq hôtels à l’époque de notre récit. Bien que prévenu contre les restaurants d’hôtel, le colonel McTrulloch descendit tout de même dans la vaste salle aux boiseries sombres, choisit une table tranquille, et ordonna son dîner. Parcourant du regard les autres tables, son attention fut attirée par l’air timide et la mise modeste d’une jeune fille aux cheveux flamboyants. En tenue de voyage, assise seule à une table, elle jetait des regards vifs autour d’elle avant de se concentrer à nouveau sur son potage. Le repas terminé, et comme le colonel se levait de table et passait près de celle de l’inconnue, celle-ci lui adressa la parole “Monsieur, monsieur…”. Stupéfait, George McTrulloch ne sut que répliquer “Haa..mm ?”
— Monsieur,—elle s’enhardissait— je suis absolument confuse de vous adresser la parole ainsi ; je suis infirmière. Mon nom est Sister Coralie Stackwill-West. Je dois embarquer demain pour New York, et je me demandais… Vous aussi, peut-être ?
— Well, Sister3… Oui, en effet, je…
— Ah ! Merci mon Dieu (la jeune fille se signa), c’est Lui qui m’a permis de vous rencontrer (elle se signa derechef). Pourrions-nous… Pourrais-je vous expliquer… ?
— Haa..mm, certainement…
Le colonel était comme dans un rêve. Ils marchèrent vers le salon de lecture : fermé à cette heure.
— J’ai bien peur… dit le Colonel, qu’il n’y ait d’ouvert que le bar...
— Avec vous je ne crains rien, Monsieur ! Allons au bar, dit la jeune fille en baissant les yeux.
— Eh bien ! Allons, dit le Colonel en lui offrant gauchement son bras.
Il prit un whisky sans glace, elle une eau gazeuse. Elle lui raconta une histoire complexe, fuite devant un séducteur haï, menaces reçues jusqu’ici, à Queenstown… Le colonel, d’abord légèrement choqué par ce déballage, en vint à se passionner pour les mauvaises fortunes de Miss Stackwill-West, et, subjugué par l’émotion qui soulevait la poitrine de l’infirmière, finit même (c’était son troisième whisky) par lui prendre la main en disant “Mon enfant, ne craignez plus rien, je suis là…”
Un peu plus tard, prenant chacun leur clef, ils montèrent vers les chambres ; le Colonel tint à conduire la jeune fille jusqu’à sa porte. Là, elle le pria d’entrer pour vérifier que tout était en ordre, ce qu’il fit. Une dernière prière, enfin : lui permettre de mettre sa tenue de nuit, elle souhaitait qu’il attende qu’elle soit couchée avant de quitter sa chambre. Réfugiée derrière un paravent, elle procéda rapidement aux manœuvres nécessaires…
Secoué sans ménagement, George McTrulloch grogna des mots indistincts, puis ouvrit un œil : le directeur du Commodore Hotel, en personne, apparut dans son champ de vision
— Où… Comment… parvint-il à dire
— Sir George, mon Dieu, qu’est-il arrivé ? lui demanda le directeur. Il est 15h, Monsieur, et vous êtes, Dieu me pardonne, dans le lit de… enfin, de cette demoiselle…
— 15h ? De quel jour ? (la tête du colonel était sur le point d’exploser)
— Mais du 11 avril, Sir George ! Nous… enfin le personnel a frappé à votre porte à 9h comme convenu. Sans réponse, le responsable a fini par faire ouvrir votre porte… Votre chambre était vide, vos bagages disparus ! On a cherché partout.
— Mais Sister Stack…, l’infirmière ?
— Cette personne a quitté l’hôtel vers 11h, Sir George. Comme cette chambre n’est pas louée ce soir, on ne l’a pas remise en ordre immédiatement, voyez-vous…
Un peu plus tard, hirsute, pas rasé, absolument désespéré et honteux, le colonel regardait machinalement son billet inutile. Jamais il n’aurait plus le courage de rien, depuis que sa stupidité lui avait fait rater ce transatlantique au nom formidable… le TITANIC !